Docteur en histoire, Boris Vinogradov se spécialise dans les relations économiques et industrielles entre la Russie, la France et l’Europe.
Maria Kuznetsova : Vous avez travaillé en profondeur sur l’histoire de la guerre froide. Ces dernières années, on observe une résurgence de la rhétorique de cette époque des deux côtés : la Russie accuse régulièrement l’Occident de l’encercler, tandis que les États occidentaux présentent de plus en plus la Russie comme une puissance révisionniste. Comment l’usage sélectif de la mémoire de la guerre froide par les élites politiques et les médias influence-t-il les décisions géopolitiques contemporaines ? Selon vous, l’usage de ce cadrage historique est-il pertinent ? Facilite-t-il ou entrave-t-il la résolution des conflits contemporain ?
Boris Vinogradov: L’invocation du narratif de la guerre froide dans l’analyse des tensions actuelles entre la Russie et l’Occident est en soi compréhensible. Il s’agit en effet de la dernière expérience historique d’une confrontation systémique et prolongée entre l’Est et l’Ouest. Ce référent structure toujours la manière dont les élites politiques et médiatiques encadrent, interprètent et justifient certaines décisions géopolitiques.
Cependant, cette mobilisation sélective de la mémoire de la guerre froide n’est pas neutre. Elle tend à simplifier des réalités complexes, à enfermer les acteurs dans des logiques binaires (ami/ennemi, agresseur/victime) et à raviver des réflexes de méfiance stratégique. Depuis 2022, on observe que ce cadrage a contribué à justifier une série de ruptures profondes : suspension de nombreux accords de coopération scientifique, culturelle et universitaire, retour à une logique de sanctions généralisées, fermeture de canaux diplomatiques informels, etc.
On peut espérer qu’en 2025, nous avons atteint un sommet de cette phase de polarisation, et qu’un rééquilibrage sera possible. Dans ce cadre, la mémoire de la guerre froide peut aussi avoir une fonction constructive, à condition qu’elle ne soit pas uniquement mobilisée comme arme rhétorique, mais comme expérience historique permettant de réfléchir aux conditions du dialogue. L’histoire des années 1970 nous enseigne qu’il est possible de négocier des accords sur le contrôle des armements, d’organiser des conférences multilatérales (comme celle d’Helsinki en 1975), et de maintenir des programmes scientifiques communs.
Autrement dit, la mémoire de la guerre froide peut à la fois entraver et faciliter la résolution des conflits contemporains. Tout dépend de la manière dont elle est utilisée : comme outil de polarisation ou comme levier de modération. Ce qui est certain, c’est qu’elle reste un réservoir puissant de représentations politiques — dont il convient de se servir avec discernement.
Historiquement, l’Union soviétique a maintenu des liens économiques et industriels importants avec l’Europe de l’Ouest, même au plus fort de la confrontation idéologique. On pense par exemple aux coopérations franco-russe et germano-russe dans les domaines de l’énergie, des machines-outils ou de la recherche scientifique. Dans cette perspective, quel regard portez-vous sur l’actuelle rupture, qui est quasi complète, des liens économiques et scientifiques entre la Russie et l’Europe ? Pensez-vous que cette rupture soit appelée à durer ?
Il est frappant de constater à quel point la dynamique économique entre l’Europe occidentale et la Russie a changé par rapport à l’époque de la guerre froide. À cette époque, malgré une confrontation idéologique aiguë, les relations économiques – notamment dans les domaines de l’énergie, des machines-outils ou encore de la recherche – étaient non seulement tolérées, mais activement encouragées par les gouvernements occidentaux.
Cette approche s’inscrivait dans une logique stratégique : le développement de liens économiques avec l’Union soviétique était perçu comme un levier de stabilisation, un instrument de « désescalade » susceptible de réduire les tensions, de renforcer les interdépendances pacifiques et de limiter les risques d’un affrontement militaire direct. En d’autres termes, l’ouverture commerciale jouait un rôle de modérateur dans les rapports Est-Ouest. Les États soutenaient activement leurs entreprises dans leur implantation sur le marché soviétique, y voyant une contribution à une forme de coexistence structurée.
Aujourd’hui, la logique est inversée. Depuis 2022, les puissances occidentales ont fait du retrait économique un outil de pression géopolitique. L’objectif déclaré n’est plus la stabilisation par l’échange, mais au contraire, la dissuasion par l’isolement : affaiblir l’économie russe, désorganiser ses chaînes d’approvisionnement, limiter son accès aux technologies critiques. Le commerce est désormais utilisé comme levier coercitif et non plus comme vecteur de rapprochement.
Cette rupture paraît aujourd’hui profonde et durable. Non seulement elle est institutionnalisée à travers des régimes de sanctions sans précédent, mais elle s’appuie également sur un tournant politique et éthique : dans de nombreux pays européens, il ne s’agit plus seulement d’une réaction conjoncturelle, mais d’un repositionnement structurel, fondé sur une volonté de découplage stratégique.
Cela dit, l’histoire nous enseigne que les configurations internationales évoluent. Les périodes de rupture ont souvent été suivies de phases de réengagement, parfois plus rapides qu’on ne l’imaginait. Mais un tel scénario supposerait un changement profond du contexte géopolitique, ainsi qu’une reconstruction progressive de la confiance – processus qui, à l’heure actuelle, reste difficile à envisager à court terme.
Les sanctions contemporaines contre la Russie sont souvent décrites comme sans précédent par leur ampleur. Pourtant, nous savons que durant la guerre froide, l’Union soviétique a déjà face à d’importantes restrictions technologiques et commerciales. En vous appuyant sur les parallèles historiques, dans quelle mesure ces contraintes ont-elles été efficaces pour transformer le développement industriel soviétique ? Et quelles leçons pourrait-on en tirer pour comprendre les efforts actuels de la Russie visant à substituer les technologies occidentales et à réorienter son modèle économique vers l’autarcie ou d’autres partenaires ?
Je voudrais commencer par souligner que nous sommes probablement loin d’être pleinement informés sur la portée réelle et les modalités d’application du régime actuel de sanctions occidentales contre la Russie. Cette impression découle de mes recherches sur les sanctions imposées par l’Occident aux pays du bloc socialiste pendant la guerre froide. Les archives relatives à ces mesures n’ont été ouvertes que récemment ; elles restent encore partiellement exploitées, mais elles permettent déjà de tirer des conclusions étonnantes.
Par exemple, je suis convaincu que l’opinion publique occidentale de l’époque aurait été très surprise d’apprendre que, dès le début des années 1950, il existait en permanence des exceptions libéralisantes au régime général d’embargo. Accordées au nom de la nécessité économique ou pour des raisons diplomatiques, ces dérogations sont devenues, surtout à partir des années 1970, un élément structurel du commerce Est–Ouest. Entre 1970 et 1982, la France, par exemple, a exporté vers l’URSS pour plus de 146 millions de dollars de biens pourtant soumis à embargo, parmi lesquels des systèmes informatiques avancés, des équipements et d’outillage.
C’est pourquoi je pense que, dans l’avenir, nous apprendrons probablement beaucoup de choses inattendues sur les sanctions actuelles contre la Russie.
Quant à l’impact des restrictions commerciales sur le développement industriel soviétique, la réponse est complexe et dépend fortement des secteurs concernés. Dans la construction de machines lourdes et la métallurgie, l’industrie soviétique occupait des positions de premier plan, allant jusqu’à exporter vers l’Europe occidentale. En 1977, par exemple, une presse hydraulique de 65 000 tonnes, fabriquée en URSS, fut installée dans l’usine Interforge à Issoire, en France.
En revanche, dans les domaines de l’informatique et de l’électronique, la situation fut beaucoup plus défavorable. Les restrictions à l’exportation de semi-conducteurs et d’ordinateurs vers l’URSS ont eu un impact profondément négatif sur le développement de ces secteurs, contribuant à un retard technologique durable.
En tant qu’historien, quel rôle attribuez-vous à la recherche historique dans le façonnement d’un débat public éclairé, notamment en période de crise géopolitique aiguë ? Le risque que l’histoire soit instrumentalisée ou déformée à des fins politiques est-il croissant, en particulier dans le contexte des récits nationaux en Russie et en Occident ? Et que peuvent faire les historiens académiques pour rétablir une compréhension plus équilibrée, critique et nuancée du passé ?
L’histoire est, malheureusement, l’une des disciplines les plus vulnérables en période de conflit géopolitique prolongé. Depuis le Moyen Âge, les chroniqueurs écrivaient souvent l’histoire en fonction des intérêts des dirigeants en place. Ces pratiques n’ont pas disparu ; au contraire, elles se sont renforcées et habillées des attributs apparents de travaux historiques sérieux — notes de bas de page, archives citées, vocabulaire académique — tout en poursuivant des objectifs politiques précis. Dans ce contexte, il devient particulièrement difficile pour le grand public de distinguer une recherche réellement indépendante d’un récit construit a priori, dont les conclusions ont été fixées avant même que l’enquête ne commence.
Le rôle de la recherche historique dans le débat public est d’offrir un cadre de compréhension qui dépasse la rhétorique immédiate, qui contextualise les événements et qui rappelle que le passé n’est jamais un bloc monolithique, mais un champ d’interprétations fondé sur des faits vérifiables et une analyse critique.
Les historiens académiques disposent de plusieurs leviers pour préserver et promouvoir une compréhension plus équilibrée, critique et nuancée du passé. Le premier consiste à faire preuve d’une transparence méthodologique, en expliquant clairement comment se construit une recherche, quels sont les critères de sélection des sources, quelles en sont les limites et comment elles sont confrontées et interprétées. Cette démarche permet de renforcer la confiance du public et de rappeler que l’histoire repose sur un travail critique rigoureux.
Il est également essentiel de diffuser les résultats des recherches bien au-delà du seul cercle académique. Cela suppose de recourir à des formats variés et accessibles : articles de vulgarisation, interventions dans les médias, podcasts, documentaires ou encore participation à des débats publics.
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