Pascal Lottaz est professeur associé à la Graduate School of Law et au Hakubi Center de l’université de Kyoto (Japon). Il mène des recherches sur la neutralité dans les relations internationales et dirige le réseau neutralitystudies.com.
Guillaume de Sardes : Conformément aux déclarations faites durant sa campagne électorale, le nouveau Président des États-Unis Donald Trump s’est fortement engagé pour résoudre le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine depuis 2014. Après des contacts discrets via leur entourage, une première discussion téléphonique d’une heure et demi a eu lieu entre Donald Trump et Vladimir Poutine le 12 février. Elle a été suivie d’une rencontre de haut niveau entre Marco Rubio et Sergueï Lavrov à Riyad le 18 février. Les deux partis semblent vouloir aboutir à un résultat rapide. Comment voyez-vous la suite ?
Pascal Lottaz : Beaucoup de choses se sont passées depuis lors, et toutes à une vitesse vertigineuse. En particulier l’intervention des Européens, qui ont tenté de convaincre Donald Trump de donner de facto des garanties de sécurité à l’Ukraine. Cependant, la France et la Grande-Bretagne ont échoué dans cette entreprise et le vendredi 28 février, Donald Trump et Volodymir Zelensky se sont même disputés à la Maison Blanche lorsque M. Zelensky a refusé de signer un accord sur les minerais préalablement négocié et a répondu au vice-président M. Vance et au président Trump lors d’une conférence de presse. Aujourd’hui, les relations entre l’administration américaine et l’Ukraine semblent encore plus mauvaises qu’auparavant. Tout cela a également de nombreuses implications sur les relations entre les États-Unis et la Russie, car M. Trump semble désormais encore moins enclin à soutenir la position ukrainienne vis-à-vis de la Russie, tandis que sa détermination à tenter de normaliser les relations avec Moscou se renforce. Je pense que M. Trump va essayer de faire avancer les choses avec la Russie pour rétablir avant tout une certaine normalité dans leurs relations, même si la guerre en Ukraine se poursuit. Les Européens ont clairement indiqué qu’ils avaient l’intention de soutenir l’approche de M. Zelensky, qui ne semble pas encore déterminé à parvenir à un règlement négocié du conflit. La position ukrainienne reste que seules les frontières de 1991 constitueraient une « paix juste » et que rien d’autre n’est acceptable. Or, pour les Russes, plutôt que de se résoudre à cela, préféreront continuer la guerre. M. Trump essaye de créer l’espace diplomatique nécessaire à un règlement négocié, mais il semble que cela ne fonctionne pas. Cependant, ce n’est l’unique moyen dont il dispose pour normaliser les relations avec la Russie. À ce stade, la chose la plus simple à faire pour lui est de s’assurer que l’Ukraine devienne un sujet parmi d’autres des relations américano-russes, ce qui serait d’ailleurs en ligne avec l’approche russe. Les Russes ont en effet déclaré à maintes reprises qu’ils ne considéraient pas la question ukrainienne comme la seule à devoir être traitée. Leur politique étrangère va bien au-delà. Ainsi, les États-Unis et la Russie vont probablement poursuivre le processus de rapprochement des grandes puissances, tandis que la guerre en Ukraine se poursuivra probablement pendant encore quelques mois, mais avec un soutien américain beaucoup plus faible qu’auparavant.
Les négociations semblent devoir dépasser le strict cadre de la guerre en Ukraine pour porter sur l’architecture européenne de sécurité. Pour la première fois, les États-Unis paraissent disposés à prendre en compte les préoccupations russes. Pensez-vous que nous assistons-là aux prémices d’un véritable renversement d’alliance ? Le Président Donald Trump pourrait-il chercher à séparer la Russie de la Chine, comme Henry Kissinger avait su séparer la Chine de l’URSS durant la Guerre froide ? Une telle manœuvre vous paraît-elle avoir une chance d’aboutir ?
Il existe plusieurs théories à ce sujet. Certains y voient une véritable approche américaine pour une amélioration permanente des relations avec la Russie. D’autres l’interprètent comme un réchauffement temporaire des relations, mais avec une arrière-pensée stratégique : gagner du temps pour combattre la Russie plus tard. L’analyste Brian Barletic a souligné que les États-Unis améliorent leurs relations avec la Russie chaque fois que leur approche militaire se heurte à un mur. Il donne en exemple l’escalade envers la Russie au début des années 2000, qui est passée des révolutions colorées en Europe de l’Est (Ukraine, Géorgie), à la promesse en 2008 d’ajouter l’Ukraine et la Géorgie à l’OTAN, puis finalement à la courte guerre entre la Russie et la Géorgie lorsque Tbilissi, sous la direction de M. Saakashvili, a décidé de tester la nouvelle relation et a attaqué les soldats de la paix russes dans les provinces du nord du pays. Lorsque cette approche a échoué et que la Russie a gagné sur le champ de bataille, les États-Unis ont tenté de renouer des liens lors des négociations NEW START de 2009/10 et d’une « réinitialisation » des relations bilatérales au moment de la première administration Obama. Cependant, il s’est avéré qu’Obama puis Trump (lors de sa première administration) ont continué à armer l’Ukraine et à soutenir d’autres révolutions colorées, notamment les troubles de Maïdan en 2014. M. Barletic en conclut donc que les États-Unis ont déjà fait preuve de leur capacité à gagner du temps et il montre également comment les États-Unis parlent encore aujourd’hui de la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, même si cela ne vient pas directement de Donald Trump mais de certains de ses secrétaires d’État et des divers think tanks de Washington.
Mon point de vue est que nous assistons clairement à un changement de politique en ce moment et que, si M. Barletic a peut-être raison sur le plan stratégique à long terme, je crois que Donald Trump et son équipe indiquent qu’ils ont une nouvelle vision de la primauté des États-Unis dans le système international. Pour la toute première fois, nous avons entendu de hauts responsables, et en particulier le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Marco Rubio, admettre officiellement que nous vivons désormais dans un monde multipolaire et que les États-Unis sont une grande puissance parmi d’autres. Par conséquent, l’administration Trump ne cherche pas à rétablir le moment unipolaire de l’après-guerre froide, mais vise un équilibre stratégique. Ces paroles et la vision du monde qu’elles expriment sont nouvelles et, si elles sont sincères et reflètent plus que les opinions de quelques hauts responsables, nous pourrions alors assister au début d’une nouvelle façon pour les États-Unis de mener leur politique étrangère. La question qui se pose donc à moi est de savoir si cette nouvelle vision de ce que les États-Unis peuvent accomplir dans le monde est sincère (et non mensongère) et ensuite si elle partagée par un nombre suffisant de personnes à Washington. Si elle n’est pas partagée, nous pourrions alors simplement retomber dans l’ancien schéma, soit parce que des fonctionnaires de rang inférieur saboteront l’approche, soit parce qu’une prochaine administration pourrait simplement inverser la tendance et revenir à l’ancienne habitude de lutter pour une domination unipolaire.
Une dernière question est liée à la Chine. Si Trump fait en Europe ce qu’il fait uniquement parce qu’il veut concentrer son temps et son énergie à la domination du Pacifique et peut-être même à « briser » la Chine, alors tout ce que nous voyons maintenant est un simple changement de cible. Mais si la réévaluation de la politique mondiale mentionnée ci-dessus s’étend également dans son esprit à la Chine, alors nous pourrions assister à un changement de paradigme. Les États-Unis pourraient accepter l’idée d’un règlement négocié des affaires mondiales entre grandes puissances. Ce serait naturellement injuste pour les petites puissances, mais il y aurait une chance que nous obtenions un accord entre les plus grands pour dominer collectivement la sphère mondiale sans recourir à la violence de masse. Ce serait déjà en soi un pas en avant.
D’un point de vue strictement économique, quelles opportunités pourraient offrir aux États-Unis un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine ?
Comme je viens de le dire, cela permettrait d’abord aux États-Unis de se redéployer dans le Pacifique et de consacrer plus d’attention à la Chine, ce que M. Trump a déclaré vouloir faire. Par ailleurs, M. Trump semble être tout à fait conscient qu’il existe un réel danger d’escalade en Ukraine et que les Ukrainiens et les Européens veulent que les États-Unis soient sur le terrain pour ne pas perdre la guerre. Cela entraînerait en soi des coûts énormes pour les États-Unis et si la guerre s’intensifiait, cela pourrait devenir vraiment dangereux et aboutir à un échange nucléaire, ce qui est un prix que M. Trump ne semble pas prêt à payer. Dieu merci.
Ensuite, une normalisation des relations avec la Russie s’accompagnerait bien sûr d’avantages économiques potentiels pour les entreprises américaines en Russie. Je pense que M. Trump, en tant qu’homme d’affaires, est tout à fait conscient de l’importance de créer un espace pour le commerce. Il considère certainement la paix comme potentiellement plus rentable que la guerre.
Enfin, si M. Trump veut avoir une chance de laisser un héritage durable, il devra tenir ses promesses électorales. Ce n’est que si ces dernières se réalisent, notamment que la situation intérieure s’améliore aux États-Unis, que son actuel vice-président, J. D. Vance, aura une chance sérieuse de prendre le relais dans quatre ans et de devenir le prochain président républicain en 2028. Je pense que c’est quelque chose que M. Trump, qui est obsédé par la « réussite », voudrait. Pour cela, il a besoin de réussite en matière de politique étrangère et intérieure.
Vous qui vivez au Japon, pourriez-vous nous dire comment ces événement y sont perçus ? Le changement de cap américain suscite-t-il de l’espoir ou de la désapprobation ?
En général, le Japon considère les événements qui surviennent aux États-Unis de la même manière que la plupart des pays européens, mais avec un moins de passion. De nombreux Japonais s’inquiètent, voire redoutent Trump, car il bouleverse la politique étrangère américaine à laquelle ils s’étaient habitués. Or le Japon n’aime pas beaucoup l’instabilité et l’imprévisibilité. Pour le Japon, le plus grand problème est que les États-Unis paraissent désormais beaucoup moins prévisibles qu’auparavant. Les Japonais ne sont plus certains de pouvoir compter sur l’engagement « inébranlable » des États-Unis envers leur archipel. Déjà lors du premier mendat de M. Trump, les Japonais ne savaient pas comment aborder cet élément imprévisibilité. Avec Biden, ils ont retrouvé les États-Unis tels qu’ils les connaissaient et beaucoup ont pensé que la page était tournée. Maintenant que Trump a réussi à revenir, on se rend compte ici que ce type de politique étrangère imprévisible (selon les Japonais) n’était pas seulement un « accident », mais qu’il s’agit probablement désormais d’une nouvelle caractéristique des États-Unis appelée à durer.
Au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, le Japon a décidé de participer aux sanctions internationales contre Moscou, tout en restant impliqué dans des projets pétrogaziers russes. Alors que les majors pétrolières anglo-saxonnes ExxonMobil et Shell ont renoncé à leurs parts dans Sakhaline-1 et 2, Tokyo a obtenu de pouvoir maintenir ses parts existantes (30% de Sakhaline-1 via un consortium public-privé et 22,5% de Sakhaline-2 via les entreprises privées Mitsubishi Corp et Mitsui & Co). Selon une même logique, alors que le Japon participe au plafonnement des prix du pétrole russe instauré en décembre 2023 par le G7, l’Union européenne et l’Australie, il a fait exempter de ce mécanisme le pétrole qu’il importe de Sakhaline-2. À la différence de l’Union européenne, le Japon a donc su défendre ses intérêts, notamment énergétiques. Comment analysez-vous la position japonaise ? Quels sont aujourd’hui les rapports économiques du Japon avec la Russie et quels pourraient-ils être demain en cas de paix ?
Le Japon a su trouver un meilleur équilibre que les Européens entre la fidélité à son alliance militaire avec les États-Unis et ses intérêts économiques directs avec la Russie. En ce sens, le Japon ressemble beaucoup plus à la Turquie qu’à l’Union européenne. Tous deux ont mis en œuvre avec succès certaines sanctions, mais pas toutes, et ont adhéré publiquement à la rhétorique occidentale, tout en entretenant en sous-main d’importantes relations avec Moscou. Mais ne vous y trompez pas : la Russie n’est pas un partenaire de confiance pour le Japon. Pas du tout. Tokyo a simplement été plus réaliste que la plupart des États européens quant à ses intérêts nationaux et à leur protection, alors que ces derniers étaient prêts à tout miser dans cette lutte idéologique contre la Russie. Le Japon, bien que partageant la rhétorique, n’a pas réellement poussé les choses à ce niveau. C’est ce que je veux dire quand j’affirme que l’humeur du Japon vis-à-vis de la Russie est similaire à celle de l’Europe, mais que toute l’affaire est en train d’atteindre son paroxysme à un niveau inférieur. Elle est plus nuancée ici, du moins au niveau de la politique réellement conduite.