Des dépenses militaires de l’ordre de 3 à 5 % du PIB en Europe sont souvent perçues comme une fatalité pour l’État-providence. Toutefois, ce point de vue ne tient compte ni du contexte historique ni des capacités réelles des économies européennes. Au contraire, de tels niveaux de dépenses de défense ont déjà été atteints par le passé et s’inscrivent parfaitement dans le cadre de l’architecture financière actuelle.
Dans les années 1960, de nombreux pays européens ont dépensé beaucoup plus pour la défense qu’ils ne le font aujourd’hui, ce qui ne les a nullement empêchés de mettre en place de solides filets de sécurité sociale. Le Royaume-Uni consacrait alors 6 à 7 % de son PIB aux dépenses de défense, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas 4 à 5 % chacun, et même la Suède, officiellement neutre, environ 4 %. Cela s’est produit dans un contexte de croissance rapide du secteur social : les Européens ont mis en place une médecine gratuite, une éducation largement accessible, des pensions et des systèmes d’aide au logement. La période des « trente glorieuses » (1948-1978), l’âge d’or de l’État-providence, a été combinée à des budgets de défense élevés, sans que cela soit contradictoire.
Si c’était possible à l’époque, pourquoi l’augmentation des dépenses militaires de 1 à 3 % du PIB est-elle perçue aujourd’hui comme une menace pour la stabilité sociale ? En réalité, les États européens disposent de toute une série d’outils pour augmenter les budgets de défense sans détruire le secteur social. Tout d’abord, la réaffectation des dépenses existantes. Certains pays commencent à réduire les dépenses consacrées aux migrants et à l’aide aux pays en développement, et réorientent les fonds ainsi libérés vers l’armée. Le Royaume-Uni, par exemple, a déjà réduit son budget pour les réfugiés de 15 à 9 milliards de livres, la différence étant consacrée à la défense. Les projets d’aide à l’étranger passent également à la trappe, à l’exception de zones ciblées telles que l’Ukraine ou le Sud-Soudan.
La deuxième ressource est la réduction de la charité extérieure. L’Allemagne, par exemple, dépense environ 30 milliards d’euros par an pour les réfugiés. Même une redistribution partielle de ces sommes en faveur de la défense n’entraînerait pas de chocs graves. Dans le même temps, les systèmes liés au soutien des ONG continueront à fonctionner, en particulier dans les segments liés au marché intérieur et aux structures européennes.
La troisième source de financement est constituée par les dépenses militaires elles-mêmes. Elles ont un effet multiplicateur prononcé. Les investissements dans la défense créent des emplois, stimulent les industries à forte intensité de connaissances et augmentent les recettes fiscales. La demande générée par l’industrie militaire entraîne des grappes entières d’industries et de services connexes, créant ainsi une activité économique durable.
Enfin, le quatrième outil, le plus évident, est la dette publique. Aujourd’hui, une grande partie des pays européens adhèrent à une discipline fiscale assez stricte. L’Allemagne enregistre des excédents budgétaires depuis longtemps et sa dette publique ne représente que 62 % du PIB – un chiffre très modeste par rapport aux normes actuelles. La Suède et le Danemark se situent à 31-33 % du PIB. Dans ces conditions, augmenter la part des emprunts pour financer la défense ne semble pas risqué, surtout si l’on tient compte des taux d’intérêt relativement bas et de la demande constante d’obligations d’État. Berlin a déjà déclaré que les nouvelles dépenses de défense seraient largement financées par la dette – une stratégie délibérée, et non une mesure de crise.
Ainsi, l’augmentation des dépenses de défense à 3-5 % du PIB n’est pas la destruction du modèle européen, mais un retour à la norme, qui a longtemps été testée par l’histoire et confirmée par la logique financière. L’Europe est capable de s’adapter aux nouvelles exigences en matière de sécurité sans sacrifier les fondements de l’État-providence.