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Pourparlers entre la Russie et l'Ukraine à Istanbul : pourquoi un cessez-le-feu est-il encore loin ?
« L’essentiel est de maintenir et renforcer les capacités de l’OTAN, afin qu’il y ait aucune incitation à tester la détermination des membres de l’alliance ». Une interview avec Clyde Kull
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« L’essentiel est de maintenir et renforcer les capacités de l’OTAN, afin qu’il y ait aucune incitation à tester la détermination des membres de l’alliance ». Une interview avec Clyde Kull

L’ambassadeur Clyde Kull est conseiller spécial en politique publique et ancien diplomate avec plus de trois décennies d’expérience dans l’élaboration de politiques. Il a été ambassadeur d’Estonie en France, en Allemagne, auprès de l’UE, de l’OTAN, de l’OMC et de l’OCDE. Il a également occupé des postes de haut fonctionnaire en tant que sous-secrétaire aux affaires politiques ainsi qu’à la politique économique extérieure et au commerce estonien. Il a été le négociateur en chef de l’adhésion de l’Estonie à l’OMC.

Maria Kuznetsova, Guillaume de Sardes : En tant qu’ancien ambassadeur d’Estonie auprès de l’OTAN, pensez-vous que l’OTAN se rangera derrière les États-Unis, quelle que soit la position de ces derniers vis-à-vis de la Russie, ou pensez-vous que le franchissement de ce qui semble être des lignes rouges pour les Européens pourrait conduire à une crise profonde entre les membres de l’Alliance ? Quelles pourraient en être les conséquences ?

Clyde Kull : Cette question comporte un certain nombre d’éléments. Tout d’abord, je pense que la position de la nouvelle administration américaine sur la Russie dépend toujours de la situation sur le terrain et internationale. Nous constatons d’ailleurs une certaine évolution à cet égard. Si vous regardez les derniers commentaires de Trump, ils sont plus prudents et il y a une certaine réévaluation de l’attitude à l’égard de la Russie en ce qui concerne la guerre et la paix en Ukraine, par rapport à ce qu’elle était il y a trois mois. Mettons donc un peu de côté les relations entre les États-Unis et la Russie pour parler de l’OTAN elle-même.

Je pense que l’OTAN a montré au cours de ces trois derniers mois turbulents qu’elle est toujours solide et unie. L’engagement des États-Unis envers l’OTAN n’a pas changé. Ils ont même réaffirmé leur engagement à plusieurs reprises. Bien entendu, nous devons garder à l’esprit ce que sont les fondements de l’OTAN, à savoir qu’il s’agit de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, c’est-à-dire qu’elle repose sur deux piliers : le pilier européen et le pilier américain (les États-Unis, mais aussi le Canada et l’Australie). S’il des doutes naissaient quant à l’engagement des États-Unis au sein de l’OTAN, il serait très difficile de maintenir l’organisation sous sa forme actuelle. De fait, sans les États-Unis, qui fournissent pratiquement 70 % des capacités militaires de l’OTAN, ainsi qu’une part importante de son soutien financier, l’existence même de l’alliance serait remise en question. Mais il s’agit bien sûr d’un « scénario noir ». Je ne me lancerais donc pas dans cette spéculation pour le moment. Je pense que tous les membres de l’OTAN sont conscients de ce risque et savent que tout doute concernant l’engagement américain envers l’OTAN aurait un impact direct sur son sort et même sur son existence. En résumé, je dirais que pour l’instant, les États membres de l’OTAN sont fermement décidés à maintenir l’organisation telle qu’elle est.

Comment évaluez-vous les lignes rouges de l’OTAN dans le conflit ukrainien ? Pensez-vous, par exemple, que la prise d’Odessa, qui couperait l’accès de l’Ukraine à la mer Noire, conduirait à un engagement militaire ?

Il s’agit d’une situation très hypothétique, mais je pourrais faire cette réponse : l’OTAN défend les valeurs générales de la démocratie et du droit international et évalue les risques à ses frontières. Lorsque la guerre se déroule aux frontières de l’OTAN, elle fait l’objet d’une évaluation très minutieuse. Cependant, la nouvelle administration américaine a indiqué très clairement que l’OTAN comptait s’en tenir à ses propres engagements. Il s’agit de l’article 5 et des responsabilités territoriales vis-à-vis des membres de l’alliance. L’Ukraine n’étant pas un de ces membres, les responsabilités et les engagements de l’OTAN ne s’appliquent pas à elle. Je ne pense donc pas que les gains territoriaux réalisés par l’une ou l’autre des parties auraient beaucoup d’impact sur les actions opérationnelles de l’OTAN. En revanche – et cela a été exprimé aussi bien par l’administration Biden que Trump – l’utilisation d’armes de destruction massive constitue une ligne rouge. Son franchissement entraînerait probablement une réévaluation de la position de l’OTAN, car les conséquences d’une telle utilisation seraient moniales.

Article 5

« Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord.

Toute attaque armée de cette nature et toute mesure prise en conséquence seront immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité. Ces mesures prendront fin quand le Conseil de sécurité aura pris les mesures nécessaires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales. »

Comme vous l’avez mentionné, l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN et il semble certain qu’elle ne le deviendra pas, du moins pas dans un avenir proche. Pensez-vous que d’autres garanties de sécurité pourraient être données à l’Ukraine ?

Il y a eu beaucoup de discussions entre les Européens sur ce sujet des garanties de sécurité. Si vous vous souvenez des négociations qui ont commencé en 2022 à Istanbul, peu après l’invasion russe, elles ont achoppé précisément sur cette question. Ces garanties sont une question très difficile parce que leurs modalités peuvent changer en fonction de la situation et parce qu’elles ne sont jamais absolues. Rappelons-nous que l’Ukraine avait bénéficié de telles garanties dans le cadre du mémorandum de Budapest de 1994. Selon cet accord, les parties signataires s’étaient engagées à garantir l’Ukraine contre toute attaque, si elle renonçait à ses armes nucléaires. Cet engagement n’a pas été tenu. Les garanties de sécurité données par des tiers suscitent donc légitimement des doutes… Aujourd’hui, toute promesse européenne de ce type faite sans implication sérieuse des États-Unis serait fragile. Ce d’autant que le principe même d’un déploiement de troupes occidentales sur le sol ukrainien suscite un certain nombre de questions et de doutes. Bref, l’engagement des États-Unis est nécessaire à la crédibilité d’un déploiement de troupes de maintien de la paix. J’irais même plus loin : à mon avis, une implication économique effective des Américains en Ukraine, à travers le Minerals Deal, serait bien plus précieuse que la présence de troupes européennes de maintien de la paix sans soldats américains sur le sol ukrainien.

Notre prochaine question porte justement sur l’accord sur les minéraux. L’Estonie prévoit d’augmenter ses dépenses de défense à au moins 5 % du PIB à partir de 2026, ce qui représente une augmentation significative par rapport aux 3,43 % actuels. L’Estonie a été l’un des principaux soutiens de l’Ukraine en termes de pourcentage du PIB, fournissant une aide militaire importante, notamment des obus d’artillerie et des équipements de défense. De leur côté, les États-Unis sont en tête de l’aide à l’Ukraine en termes absolus, mais ces montants représentent moins de 1 % du PIB américain. Que pensez-vous du fait que les États-Unis signent un accord sur les minéraux avec l’Ukraine, en dépit du fait que leur aide financière à l’Ukraine n’est pas aussi significative pour leur budget si on la compare à celle de l’Estonie ?

Je suis d’accord avec cette approche mathématique. Vous avez raison de souligner qu’il y a une différence entre pourcentage et termes absolus. En termes absolus, il est incontestable que le soutien américain à l’Ukraine est le plus important. La question est d’ailleurs moins de savoir combien d’argent on dépense que de savoir comment. Et, de ce point vu encore, la contribution des États-Unis a été inestimable. Quant à traduire cela en une sorte de droit à participer à la reconstruction de l’Ukraine et à corréler la part de chaque pays à son engagement financier, c’est autre chose…

Avant d’aborder la question spécifique de l’accord sur les minéraux, je voudrais aborder celle des dépenses de défense. Il est évident que la part des Européens dans la défense commune a été assez modeste comparée à celle des Américains, ce que ces derniers ne manquent pas de souligner administration après administration. La guerre en Ukraine a forcé les pays européens à reconnaître cette réalité. L’augmentation des dépenses de défense est essentielle, non seulement pour renforcer les capacités globales de l’OTAN, mais aussi pour développer le potentiel militaire de chaque nation. L’Estonie prévoit d’allouer 5 % de son PIB à la défense, sur la base d’une évaluation minutieuse de ses besoins nationaux, en particulier dans des domaines critiques, comme celui de la défense aérienne. Cela n’a donc rien à voir avec l’assistance à l’Ukraine, qui est distincte des dépenses de défense. Mais cela donne à l’Estonie un droit moral à prendre part aux décisions de l’OTAN. En revanche, pour revenir au sujet de la reconstruction, je ne crois pas que notre engagement financier nous donne la priorité sur d’autres pays pour obtenir des marchés liés à la future reconstruction de l’Ukraine. Le critère me paraitrait plutôt devoir être la capacité des différents pays à participer à cette reconstruction. Compte tenu de leur taille et de leur capacité économique, les États-Unis sont probablement les mieux placés pour cela. Bien que nous nous attendions à ce que tous les pays européens participent, les contributions des plus petites nations – telles que l’Estonie, la Slovénie et d’autres – seront naturellement d’une moindre ampleur.

Enfin, en ce qui concerne l’accord sur les minéraux, beaucoup d’interrogations demeurent notamment sur la manière dont il sera concrètement mis en œuvre. Néanmoins, il est très important que les États-Unis s’impliquent directement dans l’économie ukrainienne, dans l’avenir de l’Ukraine et dans sa souveraineté. Il s’agit là d’une « garantie douce » pour l’Ukraine.

Pensez-vous que l’OTAN, dans sa structure actuelle, soit suffisamment résistante pour faire face à la fois à la menace d’une agression russe et aux divisions internes ? Des pays comme la Hongrie, la Slovaquie et la Turquie, en particulier, sont plus conciliants à l’égard de la Russie que d’autres membres de l’Alliance.

Il est vrai qu’au sein de l’OTAN, les appréciations sur la Russie sont différentes. Les pays que vous avez mentionnés ont des liens plus étroits avec la Russie, mais il faut en examiner les raisons. La Hongrie et la Slovaquie, ainsi que la Turquie, ont été et sont encore dépendantes de l’énergie russe, principalement du gaz. Il y a donc des impératifs économiques très forts qui expliquent ces liens. En ce qui concerne l’évaluation des menaces, je dirais qu’il y a une quasi-unanimité au sein de l’OTAN. Il peut y avoir quelques nuances dans les évaluations nationales des risques, mais elles n’ont pas d’effet sérieux sur le dispositif global de l’alliance. Même les pays géographiquement éloignés de la Russie – comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie – reconnaissent que la question des menaces doit être penser de manière large au sein de l’OTAN. La Russie en est un aspect, mais il y en a d’autres tels que le terrorisme et les mouvements islamistes radicaux. La Russie n’a donc pas eu d’impact sur la cohésion de l’OTAN.

Au moment où nous parlons de nouvelles lignes ferroviaires russes sont construites le long des frontières avec la Finlande et la Norvège, ainsi qu’au sud de Saint-Pétersbourg jusqu’à la frontière estonienne. Les lignes ferroviaires existantes sont prolongées. Les experts militaires russes considèrent que l’activité le long de la frontière finlandaise (1340km) fait partie des préparatifs de défense du Kremlin en vue d’un potentiel conflit avec l’OTAN. Rappelons que la Finlande qui, jusque-là était neutre, à rejoindre l’alliance en 2023. Certains experts occidentaux avancent que la Russie pourrait tester la cohésion de l’OTAN en envahissant un petit pays de l’alliance, comme l’Estonie, où vivent de nombreux Russes. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous suivons attentivement toute évolution sur le territoire russe, en particulier à nos frontières. S’il y a des développements dans le secteur des infrastructures, comme vous l’avez mentionné, il faut bien sûr en examiner les objectifs. Nous savons que les routes et les chemins de fer ont toujours eu un double usage. Ils ont des objectifs civils, mais ils peuvent aussi être utilisés à des fins militaires. Cependant, nous ne pouvons pas pour l’instant établir de lien direct entre le développement d’infrastructures sur le territoire russe et les menaces militaires. Les experts militaires, du moins en Estonie, sont d’avis qu’il n’y a pas de menaces militaires immédiates de la part de la Russie.

Certains stratèges occidentaux admettent en privé qu’en cas d’attaque russe de grande envergure, les États baltes pourraient devenir une « zone sacrifiée », permettant à l’OTAN de gagner du temps pour se mobiliser ailleurs. L’Estonie est-elle convaincue que l’OTAN prendrait le risque d’une escalade nucléaire pour défendre Narva, par exemple, ou existe-t-il un accord tacite selon lequel l’Estonie doit être prête à se battre seule, du moins dans un premier temps ?

Il s’agit d’une question relative à la théorie militaire, et plus particulièrement au concept de dissuasion. L’essence de la dissuasion est d’avoir un niveau de préparation et d’engagement potentiel tel qu’il dissuade toujours l’adversaire de prendre les premières mesures. Je pense que la dissuasion la plus importante est l’article 5 de l’OTAN. Bien sûr, il peut y avoir des spéculations sur la question de savoir si cet article serait mis en œuvre ou non. C’est comme aux échecs, lorsque vous faites le premier mouvement, vous calculez déjà les deuxième, troisième et quatrième mouvements. On peut se demander si l’une des parties pourrait tenter de tester l’autre en jouant un coup. Cependant, je pense qu’au moins en Estonie, nous croyons fermement aux engagements de l’OTAN. Nous nous estimons que la partie adverse en est également convaincue. En bref, il me paraît hautement improbable que la Russie tente de tester l’article 5 de l’OTAN. Les conséquences seraient trop imprévisibles et potentiellement trop destructrices. L’essentiel est de rester vigilants et de maintenir et renforcer les capacités de l’OTAN, afin qu’il y ait aucune incitation à tester la détermination des membres de l’alliance.

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