Mode Foncé Mode Clair

« La culture de l’export n’est pas encore très développée en Russie ». Une interview avec Denis Richard

Denis Richard est consultant export, spécialisé dans les marchés post-soviétiques. Dans le contexte du rapprochement Russie-Afrique, il mène plusieurs projets dans le secteur FMCG.

Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste votre métier et depuis quand vous l’exercez sur le continent Africain ?

Mon métier consiste à accompagner des entreprises dans leur internationalisation : étude du marché, organisation des rendez-vous sur place, localisation… 2023 a été une année charnière pour les relations entre la Russie et les Etats africains. En tant que spécialiste des pays post-soviétiques, j’ai commencé à m’intéresser au sujet et de fil en aiguille j’ai été amené à me rendre sur le continent.

Vous dites qu’il n’existe pas de “marché africain”. Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que vous entendez par là ?

Il n’y a pas de “marché africain”, il y a DES marchés africains, car l’Afrique n’est pas un marché unique ou un seul et même pays. L’Égypte, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire et le Maroc ont des économies, des cultures d’affaires, complètement différentes. Par conséquent, les stratégies à suivre pour s’implanter dans un pays africain différent d’un pays à l’autre. 

Pourquoi les entreprises russes commencent-elles à manifester un intérêt pour les marchés africains ?

Les pays africains sont pour beaucoup des marchés en pleine croissance avec de grands besoins : alimentaires, industriels ou encore technologiques. Il est important de ne pas seulement regarder la croissance du PIB, mais aussi la dynamique de croissance de la population. Par exemple, au Nigeria, le PIB croît, mais la population augmente encore plus rapidement, ce qui annule pratiquement la croissance économique réelle. Si l’économie croît plus vite que la population, une classe moyenne se forme, rendant le marché attractif. Le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Ghana sont des bons exemples. Pour revenir sur la question, ces dernières années la Russie a accéléré la coopération avec les pays africains, notamment dans le but de diversifier son commerce extérieur. La part du continent demeure marginale dans le commerce extérieur russe, à savoir 2%, mais les échanges sont en hausse (de $18Md en 2022 à $24Md en 2023). L’entrée sur les marchés africains présente un certain nombre de difficultés, parmi lesquelles la concurrence de la Chine, des États-Unis et de l’UE, ainsi que l’absence d’une logistique et de réseaux de distribution bien établis.

La Russie est en concurrence avec la Chine, les États-Unis et l’UE en Afrique. Quel est son avantage concurrentiel ?

Les entreprises russes produisent de la qualité à un prix abordable. Voilà son principal avantage concurrentiel. Le positionnement politique russe joue également : la Russie propose des partenariats sans chercher à influencer la politique des régimes en place. Ces partenariats comprennent en outre des transferts de technologies, des formations et, souvent, une assistance sécuritaire, ce qui est utile aux États africains.

Quelles actions les entreprises russes doivent-elles mener pour accéder aux marchés africains ?

Tout dépend du secteur. Dans le secteur FMCG par exemple, il manque en Russie des sociétés servant de centrales d’achats pour l’Afrique. Sans elles, il est difficile pour les entreprises russes dans le FMCG d’écouler leur production sur le continent. Une seconde action consisterait à conclure des partenariats avec de grands détaillants russes, comme Pyaterochka ou Magnit, pour ouvrir des enseignes en Afrique, ou franchiser. Mais cela représenterait un investissement important en temps et en argent et, même si je suis persuadé que cela se révèlerait intéressant économiquement, il n’y a pour l’instant pas de volonté d’aller dans cette direction. Sans doute parce que ce n’est pas une priorité, mais aussi parce que la culture de l’export n’est pas encore très développée en Russie.

Pourriez-vous expliquer cela plus en détail ?

L’économie capitaliste russe a un peu plus de trente ans, et l’entrepreneuriat commence tout juste à se développer. Historiquement, la Russie exporte principalement des ressources naturelles, telles que le pétrole, le gaz et des minerais. Ces produits sont relativement simples à exporter. On n’a pas vraiment besoin de penser au marketing ni à comment s’adapter au marché cible. Au contraire, l’exportation de produits finis exige une bonne compréhension des spécificités du marché local. Les entreprises russes ne sont pas habituées à devoir s’adapter à un marché étranger, à des modes de consommation étrangers ou à rivaliser avec des concurrents internationaux. Les entreprises russes doivent encore, pour beaucoup, acquérir ces compétences. Les jeunes entrepreneurs qui sont passés par les grandes écoles de commerce russes et étrangères dans les années 2000 et 2010 sont sensibles à ces sujets. Cependant, il faut garder en tête qu’une part importante des entrepreneurs fortunés en Russie a accumulé son capital dans les années 1990, à une époque où la pensée économique se formait dans des conditions totalement différentes. Sans compter que le management en Russie demeure assez vertical, ce qui, de mon point de vue, freine l’internationalisation des entreprises russes. 

Quels autres obstacles empêchent les entreprises russes de se développer davantage en Afrique ?

Premièrement, les différences dans les cultures d’affaires. Par exemple, au Sénégal, on vous dit toujours « oui » mais cela n’exprime pas forcément un accord. Les entrepreneurs russes ne comprennent pas toujours ces subtilités. Deuxièmement, le manque de connaissances sur les marchés concernés et le manque de connexions logistiques, bien que ces dernières années, de nouvelles routes aient été mises en place. Je pense notamment à la connexion Novorossiysk – Mombasa, inaugurée en décembre dernier. Troisièmement, les marchés africains ne sont pas prioritaires pour les entreprises russes. Il y a des marchés plus attractifs : étranger proche, pays du Golfe… Quatrièmement, la main d’œuvre. Le marché du travail russe est sous pression et peu de gens sont disposés à s’expatrier en Afrique. Vous me direz, quid des sanctions financières ? Dans la réalité, elles ont peu d’effet, car des mécanismes de règlement direct entre banques russes et africaines se sont développées. Sinon, les flux financiers passent par des pays tiers, comme les Émirats Arabes Unis.

Vous évoquez l’absence de réseaux de distribution bien établis. Pouvez-vous illustrer votre propos ? 

Je vais vous parler d’un pays que je connais — le Cameroun. C’est un pays intéressant car le marché de la grande distribution au Cameroun est assez concurrentiel. Contrairement à d’autres pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, en plus des chaînes de supermarchés internationales comme Carrefour ou Casino, on trouve des acteurs locaux comme Santa Lucia. Cela s’explique notamment par l’émergence d’une classe moyenne qui a les moyens de consommer dans les supermarchés. Néanmoins c’est un marché balbutiant. Par conséquent, la grande distribution s’approvisionne principalement auprès de centrales d’achats car trop souvent il lui est difficile d’écouler les volumes fournis directement par le producteur. Au Cameroun, ces centrales d’achats sont françaises. Ces entreprises ne sont pas prêtes à travailler avec des producteurs russes. Dans de telles conditions, comme je l’évoquais, les entreprises russes doivent chercher des solutions alternatives.

Lors du sommet Russie-Afrique, la Russie a promis des livraisons gratuites de céréales à six pays (Mali, RCA, Burkina Faso, Zimbabwe, Somalie, Érythrée). Quel intérêt pour la Russie ?

Il s’agit de soft power. Les livraisons gratuites de céréales aux pays africains ne sont pas qu’une aide humanitaire, ce sont des faveurs. Des pays comme le Mali, la RCA et le Burkina Faso soutiennent ensuite la Russie sur la scène internationale, lors de votes à l’ONU par exemple. Pour la Russie, c’est peu coûteux et efficace. Sur le plan du soft power, la Russie construit également des écoles russes, forme des étudiants dans les universités russes et promeut la langue russe. Notez que l’Afrique est un continent jeune. La majorité de la population est jeune. Ce sont des cerveaux qui peuvent venir en Russie ou qui vont développer les relations entre la Russie et l’Afrique. Cela tisse des liens sur le long terme et une sympathie à l’égard de la Russie.

Le gouvernement russe soutient-il les entreprises travaillant en Afrique ?  

Par le biais du Russian Export Center (REC), l’équivalent russe de Business France, le gouvernement propose par exemple des assurances pour la logistique des exportations vers le continent. Sinon, il y a un an, je sais qu’un pavillon du REC était présent au Caire, où étaient représentées des entreprises industrielles intermédiaires russes. Ce soutien est cependant loin d’être pro-actif et les entreprises doivent encore trouver des solutions d’elles-mêmes.  

Il s’avère donc que la Russie ne prend pas encore de mesures actives pour conquérir les marchés africains ?  

Oui, mais l’intérêt pour l’Afrique grandit. Les facteurs clés du succès seront la création d’un écosystème dédié à l’exportation vers le continent, la formation de spécialistes et la conclusion de partenariats avec des entreprises africaines. Sans cela, il sera difficile de rivaliser avec les autres acteurs étrangers.

Recevez une information neutre et factuelle

En cliquant sur le bouton « S'abonner », vous confirmez que vous avez lu et que vous acceptez notre politique de confidentialité et nos conditions d'utilisation.