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La carte économique de l’Europe en 1938 : qui est sorti de l’ornière historique ?

Les discussions sur l’évolution des pays européens, qu’il s’agisse de la Russie, de la France, de l’Allemagne ou des Balkans, se réfèrent traditionnellement à 1913 comme point de départ. C’est cette frontière d’avant-guerre qui est souvent considérée comme la dernière étape relativement « normale » avant une série de catastrophes du XXe siècle : deux guerres mondiales, des révolutions et des expériences totalitaires. Cependant, un autre point de départ pourrait être 1938 – à la veille de la Seconde Guerre mondiale, mais après la Grande Dépression et les premières vagues d’industrialisation et de réformes socio-économiques.

Dans ce contexte, la carte produite par l’historien économique belgo-suisse Paul Bairoch, chercheur renommé en matière d’inégalité économique mondiale, collaborateur de Fernand Braudel et défenseur de méthodes alternatives de mesure du développement, présente un intérêt particulier. Sa carte montre le PIB par habitant en dollars constants de 1960 à parité de pouvoir d’achat (PPA). Cette approche permet de saisir plus précisément les différences réelles de niveau de vie entre les pays.

Vivid Maps. “GDP per capita in Europe in 1938 (in 1960 constant dollars, PPP, based on Paul Bairoch’s estimates).” Retrieved July 1, 2025, from https://vividmaps.com/gdp-before-second-world-war/

Si nous comparons les pays en 1938 et aujourd’hui, nous constatons que la plupart d’entre eux ont maintenu leur position relative. En d’autres termes, il existe bel et bien une « voie historique », une ligne de développement le long de laquelle l’État se déplace indépendamment des changements de systèmes et d’époques. Ceux qui étaient pauvres, à bien des égards, le restent au XXIe siècle. Et vice versa.

Il existe toutefois des exceptions frappantes qui méritent une attention particulière.

Espagne : un bond en avant après la guerre
En 1938, l’Espagne était plus pauvre que l’URSS, ce qui n’est pas surprenant étant donné qu’une guerre civile sanglante faisait rage dans le pays à l’époque. Néanmoins, l’Espagne a fait des bonds économiques dans les décennies d’après-guerre, en particulier pendant le « miracle espagnol » des années 1960 et 1970. Aujourd’hui, c’est un pays à l’économie développée et au niveau de vie élevé, malgré des contradictions internes.

Autriche : sortir de sa niche
L’Autriche, traditionnellement associée à l’Europe centrale et à l’espace post-Habsbourg, a également été en mesure de surmonter les limites de sa trajectoire historique. Alors qu’en 1938, elle n’était qu’un pays industrialisé modérément développé (en raison également des pertes subies après l’effondrement de l’empire), elle est aujourd’hui l’une des économies les plus prospères d’Europe, intégrée avec succès à l’UE.

La Norvège : un leader sans pétrole
Une révélation particulièrement surprenante est que la Norvège était en 1938 le pays le plus riche d’Europe en termes de PPA. Et ce, avant même la découverte des gisements de pétrole et de gaz en mer du Nord. Le succès économique de la Norvège à cette époque est probablement dû à la combinaison d’une société très organisée, d’un capital social, de faibles niveaux d’inégalité et de politiques institutionnelles saines. Les bases de ce que l’on appellera plus tard le modèle nordique, qui allie qualité de vie élevée, croissance durable, respect de l’environnement et égalité sociale, étaient déjà posées.

La Pologne et la prime à l’industrialisation
Le cas de la Pologne est également intéressant. En 1938, la Pologne était plus pauvre que l’URSS. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, elle a bénéficié d’un élan industriel très puissant grâce à l’annexion de la Silésie allemande – la deuxième région industrielle de l’Allemagne après la Ruhr. La Pologne a également reçu une partie importante de la Prusse orientale, tandis que l’URSS n’a reçu que son nord – le futur Oblast de Kaliningrad. Ce « cadeau » territorial est devenu la base de la croissance industrielle polonaise dans les années d’après-guerre. Toutefois, le prix à payer était élevé : selon les historiens, environ 1,2 million d’Allemands ont été expulsés ou exterminés dans le cadre du processus de nettoyage ethnique en Silésie et en Prusse, mais il s’agit là d’une autre page de l’histoire.

L’histoire du développement des pays européens n’est pas chaotique ; elle est largement prédéterminée par leur position dans le paysage économique du passé. L’année 1938, intermédiaire entre les deux guerres mondiales, montre à quel point les pays sont « assis » dans leur ornière historique. Mais certains d’entre eux, comme l’Espagne, l’Autriche ou la Pologne, ont réussi à en sortir – au prix de réformes, de décisions de politique étrangère réussies ou de gains territoriaux. Et l’expérience de la Norvège nous rappelle que même sans ressources naturelles, il est possible de devenir un leader si le modèle social et économique est correctement construit.

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