Des millions d’euros, c’est ce que pourrait coûter aux contribuables de l’UE la légèreté des fonctionnaires chargés du dossier des sanctions contre la Russie. Il s’agit là des développements d’une affaire régulièrement évoquée dans les médias (Le Figaro, Le Temps, France Info, etc.) et dont nous avions déjà traité dans un article du 27 avril 2025, « Sanctionner les particuliers : le risque de l’injustice ». Injustement sanctionné, Alexander Pumpyansky a obtenu gain de cause auprès du tribunal de l’UE. Il demande aujourd’hui à être indemnisé par l’UE elle-même, celle-ci n’ayant pas exécuté le jugement rendu par son propre tribunal ! En d’autres termes : l’homme d’affaire russo-suisse demande une réparation pour ne pas avoir été retiré des listes des personnes sanctionnées (ce qui lui interdit de voyager au sein de l’UE, d’y travailler, d’y avoir un compte en banques, etc.) en dépit de l’annulation desdites sanctions par les juges de Luxembourg. Il s’agit d’un des premiers exemples de ce type d’action judiciaire, mais on peut craindre qu’elles se multiplient à l’avenir.
Rappelons le contexte. Pour répondre à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, l’UE a mis en place une série sanctions visant la Banque centrale russe, de grandes entreprises mais aussi des particuliers. Le but de ces sanctions est d’affaiblir l’économie russe, afin de rendre la guerre plus difficile à financer. Si leur efficacité fait débat (rappelons que selon le FMI la croissance russe a été de -1,2 % en 2022, +3,6% en 2023, environ 3,4% en 2024, le chiffre définitif n’étant pas encore disponible), il est certain qu’elles posent des problèmes juridiques de fond.
Le gel des avoirs de la Banque centrale de Russie (environ 300 milliards USD) et la saisie des intérêts qu’ils produisent enfreignent un grand principe du droit international, celui d’immunité des États étrangers, qui est affirmé par la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États (2004). Il s’agit là d’un dangereux précédent, dont les conséquences à moyen et long terme risquent d’être désastreuses, car quel pays voudra investir ses avoirs dans des obligations d’États européennes (Bunds allemands, OTA françaises, etc.), des comptes courants à terme, des réserves physiques d’or, s’il a la preuve par l’exemple que ces avoirs peuvent être gelés et peut-être même un jour confisqués ? L’attractivité de l’UE pourrait s’en ressentir durablement à un moment où son économie stagne, voire entre en récession.
Le problème est le même pour le gel des avoirs des grandes banques russes (Sberbank, VTB, Gazprombank, etc.) ou la rupture unilatérale de contrats d’approvisionnements avec de grandes société énergétiques russes (Gazprom, Rosneft, Lukoil, etc.). Quand la guerre prendra fin, il est probable que ces sociétés déposeront des recours devant des tribunaux arbitraux. Elles pourraient invoquer, non sans fondement, des traités bilatéraux d’investissement (TBI) ou la Charte de l’énergie pour contester la violation de la protection des investissements étrangers (par exemple, l’expropriation sans compensation) et réclamer des indemnisations massives. Même si ces recours russes échouaient, Des effets collatéraux sont à craindre, tels que l’affaiblissement perçu de la sécurité juridique des contrats énergétiques, un risque de réputation pour les entreprises européennes auprès de partenaires tiers (par exemple les pays du Golfe ou d’Asie), ainsi que des retombées diplomatiques négatives, notamment dans les forums commerciaux internationaux.
Dans le cas des personnes physiques, les sanctions paraissent encore plus problématiques, car leur cadre est flou. Si certains critères juridiques de désignation d’un particulier sont clairs et fondées (toute personne participant directement à des actions militaires, politiques ou administratives, comme les hauts responsables du Kremlin, du ministère de la Défense, des services de renseignement), d’autres font débat. Menacer de sanctions tout homme d’affaire important à qui l’on reproche de financer la guerre en payant ses impôts, revient dans les faits à étendre les sanctions à tout contribuable au budget russe, même si les impôts qu’il paye proviennent d’une activité sans aucun rapport avec le conflit russo-ukrainien. Pourquoi alors choisir un tel plutôt que tel autre ? Le risque d’arbitraire paraît grand…
Motiver des sanctions contre une personne (épouses, enfants majeurs, etc.) par un lien étroit avec les responsables visés est encore plus discutable. Cela semble relever davantage d’une conception ancienne de la culpabilité héréditaire et de la justice tragique, que de la conception moderne de la responsabilité individuelle. On n’est plus au temps où Étéocle et Polynice pouvaient être maudits au seul motif qu’ils étaient les enfants d’Œdipe. Aujourd’hui, on n’envoie plus en prison les enfants d’un braqueur de banque, même s’ils ont pu bénéficier de l’argent du forfait. C’est pourtant ce qui est arrivé à Alexander Pumpyansky – toute chose étant égale par ailleurs, son père n’étant pas un braqueur mais un industriel.
Essayons d’entrer dans le détail de l’affaire. D’abord désigné sur le fondement du critère d’association avec son père, notamment au regard des postes de membre du board / chairman qu’Alexander Pumpyansky occupait dans des sociétés familiales russes et européennes, il a démissionné de ses fonctions et pu, au terme d’une procédure judiciaire, faire annuler les sanctions à son encontre en novembre 2023. Il a pourtant été maintenu sur la liste des personnes sanctionnées et ses biens sont demeurés gelés : c’est ce déni de justice qui fait l’objet de la procédure d’indemnisation en cours. L’audience est prévue à la mi-septembre pour un jugement attendu vers le mois de novembre.
Alexander Pumpyansky a dans un second temps été remis sur la liste en mars 2024 au titre d’un nouveau critère, celui de « membre de la famille proche d’une personne sanctionnée qui en tire profit ». Alexander Pumpyansky a de nouveau saisi le tribunal de l’UE qui lui a de nouveau donné gain de cause en avril 2025 au motif qu’aucune preuve de profit spécifique n’était apportée par le Conseil de l’UE. En dépit de cette victoire juridique, les fonctionnaires européens qui établissent les listes (lesquelles sont ensuite entérinées par le Conseil) y ont maintenu le jeune homme d’affaire qui, bien que blanchi, est donc toujours sous sanctions !
Il faut dans cette affaire politico-judiciaire distinguer deux choses presque aussi aberrantes l’une que l’autre. La première est qu’ayant gagné en 2023 Alexandre Pumpyanskiy aurait dû être immédiatement rayé de la liste des personnes sanctionnées (avant qu’une décision politique ne l’y remette l’année suivante), ce qui n’a pas été le cas. En bref, le Conseil de l’UE n’a pas exécuté la décision rendue par sa propre cour de justice. La seconde est qu’en dépit de deux victoires judiciaires, le Conseil de l’UE, au moment des renouvellements semestriels des sanctions, décide à chaque fois de maintenir Alexandre Pumpyanskiy sous sanctions. Rien ne dit d’ailleurs que ce ne sera pas encore le cas au moment d’un prochain renouvellement…
Quoi qu’il en soit, il s’agit dans le premier cas d’une violation flagrante d’une décision de justice, et dans le second cas le résultat de la mécanique politique des sanctions. Ici c’est la lettre de l’état de droit qui est bafoué, là c’en est l’esprit.