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Donald Trump prépare une possible invasion américaine au Venezuela
« Le Venezuela est devenu pour les États-Unis un vrai cocktail Molotov ». Une interview avec Ednan Agaev

« Le Venezuela est devenu pour les États-Unis un vrai cocktail Molotov ». Une interview avec Ednan Agaev

Ednan Agaev Venezuela États-Unis Ednan Agaev Venezuela États-Unis

Ancien ambassadeur de Russie en Colombie, Ednan Agaev a occupé des postes de premiers plans au Ministère soviétique puis russe des Affaires étrangères, ainsi qu’aux Nation Unies. Installé à Paris, il est désormais consultant en Affaires internationales.   

Guillaume de Sardes : Depuis quelques semaines, les tensions entre les États-Unis et le Venezuela se sont ravivées. Début septembre 2025, M. Donald Trump a déclaré, en réponse à la question de savoir si le gouvernement américain visait un changement de régime au Venezuela : « Nous n’en parlons pas. » L’objectif poursuivi serait de lutter contre le trafic de drogue et l’immigration illégale. Les mesures prises — déploiements militaires, frappes navales, autorisation d’opérations de la CIA — peuvent néanmoins être perçues comme destinées à exercer une forte pression sur le gouvernement vénézuélien, notamment sur son président, M. Nicolás Maduro. Qu’en pensez-vous ?

Ednan Agaev : J’attendais le durcissement de la position américaine vis-à-vis du Venezuela depuis longtemps. Quand Hugo Chávez est arrivé au pouvoir pour la première fois, il a été élu au cours des élections que personne n’a contestées et qui se sont déroulées de manière démocratique et transparente. Son élection a été largement perçue par l’opinion publique internationale comme légitime et juste. À cette époque, le Venezuela, considéré comme l’un des pays les plus développés d’Amérique latine, connaissait malgré tout de graves problèmes sociaux. En dépit de ses richesses naturelles, notamment en hydrocarbures, qui faisaient du Venezuela un des plus grands exportateurs mondiaux de pétrole, la majorité de la population vivait dans la pauvreté, frôlant la misère. Les richesses du pays étaient concentrées entre les mains de quelques groupes de personnes partageant entre eux le pouvoir politique. Une crise du système était presque inévitable. C’est la raison de l’arrivée au pouvoir de Chávez, en 1999, porté par une rhétorique faite d’un mélange de marxisme primitif, de nationalisme, et d’anti-impérialisme. Au début, le gouvernement chaviste bénéficiait d’une base de soutien assez large qui comprenait non seulement le prolétariat lumpenisé et les officiers subalternes, mais aussi une grande partie de la classe moyenne et même une fraction de la bourgeoisie. Malheureusement, tout l’énergie de Chávez et de son équipe s’est épuisée dans des discours interminables sur l’avenir meilleur du Venezuela, la condamnation des impérialistes, la glorification de la soi-disant « révolution bolivarienne » et la solidarité avec les peuples opprimés. Avec le temps, la gouvernance – qui avant Chávez était déjà peu efficace – est devenue catastrophique au point de ruiner le pays.

Le Venezuela qui, dans les années 1980, avait une chance de devenir un « tigre latino-américain » a été plongé dans de graves problèmes économiques et sociaux, typiques des pays du tiers monde. Une des conséquences a été l’exode d’une partie de sa population. Le départ des plus riches a vite été suivi de celui de la petite bourgeoisie. Puis même les plus pauvres sont partis. Lors des dernières années durant lesquelles Chávez a été au pouvoir, sa base de soutien se limitait à l’armée et à l’appareil répressif. La politique économique désastreuse de ces années-là s’est accompagnée d’une politique extérieure démagogique et ouvertement provocatrice envers les États-Unis, qui s’est avérée très coûteuse pour le pays. 

Les Américains ne se sont jamais réjouis de l’accession au pouvoir de Chávez, mais durant les premières années ils ont laissé faire, ne prenant pas trop au sérieux sa rhétorique enflammée. Ils pensaient que son passage au pouvoir ne durerait pas. Or il est resté le président du Venezuela, jusqu’à sa mort, c’est-à-dire durant quatorze ans. Au fil des années, le Venezuela est ainsi devenu pour les États-Unis un vrai « cocktail Molotov », dont chacun des ingrédients était une source d’irritation : idéologie quasi-marxiste, politique extérieure défiante, alliance avec Cuba et le Nicaragua, flirt avec l’Iran… Parallèlement à la détérioration de la situation économique au Venezuela, il y a eu une augmentation en flèche de la criminalité. Le pays est devenu une zone confortable pour les cartels de drogue qui ont profité du chaos économique et du dysfonctionnement institutionnel pour corrompre la police, l’armée et les politiciens.

Les accusations de complicité entre le gouvernement vénézuélien et les cartels de drogue ne sont donc pas complètement infondées. Les États-Unis, dont la population forme le principal marché de la drogue, ont des raisons d’être mécontents, ne serait-ce que de l’inefficacité des mesures déployées par Caracas contre les narcotrafiquants. Cela justifie-t-il pour autant une intervention militaire ? Je dirais que dans certaines situations extraordinaires, quand il s’agit de défendre leur population, les États ont un droit légitime à se défendre. Les activités des narco-cartels sont une vraie menace pour la sécurité des États-Unis. De ce point de vue, les frappes navales visant les cartels se justifient. 

Il faut cependant mettre cela en perspective en se rappelant que les Américains ont déjà employé des mesures extraordinaires contre le crime organisé pour renverser des régimes qui n’étaient pas à leur goût : ceux de Grenade, du Panama et du Nicaragua. Dans ces cas-là – même s’il n’y a pas de fumée sans feu –, les invasions américaines étaient surtout dictées par la protection de leurs intérêts. La lutte contre la drogue n’était qu’un prétexte commode.

Dans le cas du Venezuela, il y a des faits incontestables. Le pays, s’il n’est pas contrôlé par les cartels, est au moins sous leur influence. Mais à la différence de Grenade, dont la superficie est de moins de 350 km2, le Venezuela est un pays vaste, doté d’une armée bien équipée et bien entraînée, et peuplé de presque 30 millions d’habitants, dont une bonne partie est sincèrement anti-américains… Une intervention militaire d’ampleur y serait pour le moins hasardeuse. Le style du président Trump est différent de celui de ses prédécesseurs, comme Reagan et Bush père. Comme nous avons pu le constater, Trump se limite souvent à un durcissement de ton, à des déclarations menaçantes, espérant que cela suffira à faire fléchir ses interlocuteurs. Passer des paroles aux actes ne serait pas dans sa manière.

L’armée américaine a déjà détruit, selon Reuters, au moins quatorze bateaux croisant près des côtes du Venezuela, tuant leurs occupants. La raison invoquée est que ceux-ci seraient des narcotrafiquants. Ces frappes sont néanmoins menées sans véritable base légale, et il est difficile de justifier ces éliminations sans jugement. Des experts du United Nations Human Rights Council ont ainsi qualifié ces frappes d’ « exécutions extrajudiciaires ». Quel est votre point de vue d’expert en relations internationales sur cette question ?

Les actions des États-Unis, au moins jusqu’à aujourd’hui, me semblent plutôt limitées et très spécifiques. Il faut reconnaître, comme je l’ai dit précédemment, que le trafic de drogue est devenu pour eux une vraie menace. Pour protéger leur population, les États n’ont parfois pas d’autres choix que de recourir à des mesures extraordinaires. Les actions des États-Unis me paraissent davantage relever de ces mesures extraordinaires que d’une agression contre la souveraineté du Venezuela. Une des preuves en est les réactions plutôt pondérées des autres pays d’Amérique latine et même des Caraïbes. Si les frappes américaines avaient réellement été dirigées contre des civils innocents, les réactions auraient été bien plus fortes. L’opinion des experts en droits de l’homme qui qualifient ces frappes d’« exécutions extrajudiciaires » est justifiée, mais l’administration américaine n’a pas beaucoup d’autres options. 

En outre, je remarque que les frappes américaines n’ont jamais touché les forces armées ou les forces de police du Venezuela, et que, de leur côté, ces forces n’ont pris aucune mesure pour protéger les cibles touchées par les Américains. Ces arguments peuvent être discutés, mais, je le répète, la situation est extraordinaire.   

Le 23 octobre, lors de la 27ᵉ réunion ministérielle du Forum des Pays Exportateurs de Gaz (GECF) à Doha, la vice-Présidente vénézuélienne Delcy Rodríguez a donné une autre raison à l’intervention des États-Unis. Elle a déclaré : « ils cherchent à voler nos ressources en hydrocarbures, pétrole, gaz ». Il s’agirait alors d’une extension au domaine énergétique de la doctrine Monroe, qui, pour simplifier, revendique une hégémonie politique sur l’Amérique latine.

Il faut d’abord comprendre ce qu’est la doctrine Monroe. On la cite très souvent en l’interprétant comme la base idéologique qui justifie l’hégémonie impérialiste des États-Unis en Amérique latine. Mais on oublie le contexte historique de son énonciation en 1823. La doctrine Monroe reflétait la détermination des États-Unis à prévenir l’ingérence des puissances européennes dans les affaires du continent américain. Il s’agissait avant tout de résister à la décision de la Saint-Alliance (comme vous vous en souvenez, c’était une alliance créée par les puissances européennes victorieuses de Napoléon, constituée de l’Empire autrichien, du Royaume de Prusse et de l’Empire russe) de rétablir le pouvoir de l’Espagne sur ses colonies américaines. La doctrine Monroe a été conçue comme une politique de défense de l’indépendance des États-Unis et des jeunes États indépendants d’Amérique latine. 

Il faut également considérer le contexte actuel de tension entre les États-Unis et le Venezuela pour juger les déclarations de la vice-Présidente vénézuélienne. Il me paraît exagéré de dire que les États-Unis veulent voler les ressources de leur voisin. Historiquement, les États-Unis ont été le plus grand acheteur du pétrole vénézuélien. Toutes les raffineries du Texas sont conçues pour utiliser ce pétrole. Avant l’arrivée au pouvoir de Chávez, le Venezuela était l’un des pays les plus prospères d’Amérique latine justement grâce à ces ventes. Alors doit-on parler de vol pur et simple ou plutôt d’un business normal de vente et d’achat ? 

Je ne prétends pas que l’attitude des États-Unis vis-à-vis du Venezuela soit totalement justifiée, mais il faut reconnaître que, dans la conduite de ce dernier, il y a de nombreux éléments susceptibles de provoquer l’irritation de n’importe quel pays, si ce pays voisinait avec la Venezuela.  

Comment pensez-vous que l’actuelle politique américaine vis-à-vis du Venezuela est perçue en Amérique latine, notamment en Colombie et au Brésil, ces deux pays ayant une frontière commune avec le Venezuela de plus de 2000 km. Quelle pourrait être leur réaction en cas d’intervention militaire américaine ?

La situation est sûrement inquiétante pour les voisins du Venezuela. La crise économique au Venezuela a déjà provoqué une immigration vers les pays frontaliers, notamment la Colombie et le Brésil. Une intervention américaine plus forte pourrait provoquer un flot incontrôlable de réfugiés et déséquilibrer la situation au sein même des pays frontaliers. Quant à la réaction des pays d’Amérique latine dans leur ensemble, elle est difficile à prévoir. Ce n’est pas de « grand amour » entre le gouvernement de Maduro et les autres pays d’Amérique latine, à l’exception notable de Cuba et du Nicaragua. Caracas a détérioré ses relations même avec les gouvernements de gauche, notamment celui du Brésil. Le président actuel de la Colombie, qui est un ancien guérillero repenti et qui partage l’idéologie de gauche radicale, a exprimé personnellement une certaine sympathie pour le gouvernement du Venezuela, mais, compte tenu de l’histoire des relations difficiles entre les deux pays, je ne crois pas que, même en ayant à sa tête un président de gauche radical, la Colombie protesterait très fort en cas d’intervention américaine… Les protestations seront purement déclaratoires et exprimeront l’inquiétude des pays de la région. On peut s’attendre à des appels à la modération, ce genre de choses, mais je suis presque certain qu’il n’y aura pas de vrai soutien politique.

Les relations historiquement bonnes entre Washington et Bogotá se sont récemment fortement dégradées. Le 24 octobre 2025, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du United States Department of the Treasury a pris des sanctions à l’encontre du président colombien Gustavo Petro et de son entourage. Leurs avoirs ont été gelés. Pour le justifier, M. Trump a qualifié son homologue de « chef illégal du trafic de drogue » (« illegal drug leader »). Que pensez-vous de ces sanctions ? Quel but M. Trump cherche-t-il à atteindre à travers elles ? Quelles pourraient en être les conséquences géopolitiques ?  

Ce n’est pas la première fois que Washington caractérise ainsi des dirigeants latino-américains. Quand j’étais ambassadeur en Colombie et que les États-Unis étaient gouvernés par l’administration de Clinton, qui n’était pas du tout un faucon vis-à-vis des pays d’Amérique-latine, Washington n’en a pas moins qualifié le président de la Colombie, Ernesto Samper, de collaborateur de la narco-mafia. Les États-Unis ont annulé son visa et ont pris des sanctions personnelles contre lui. Tout cela en dépit du fait que Samper n’était ni de gauche ni nationaliste, mais un représentant typique de la droite modérée. Il continuait d’ailleurs la politique de son prédécesseur, le président Gaviria, qui était considéré comme un héros par Washington parce qu’il avait détruit l’empire d’Escobar. Samper agissait dans le même esprit et, pendant sa présidence, la police colombienne, en coopération avec le DEA et la CIA des États-Unis, a d’abord décapité puis complètement démonté le cartel de Cali. À l’époque, tout le monde considérait cette attitude des États-Unis envers Bogotácomme un simple moyen de pression pour que le gouvernement colombien n’arrête pas ses efforts contre les cartels. À mon avis, ce type de pression est un moyen douteux et peu efficace, mais, comme disaient les Romains, « ce qui est permis à Jupiter n’est pas permis à César »… Quoi qu’il en soit, à l’époque, malgré l’attitude très négative de Washington vis-à-vis de Samper, les relations entre les États-Unis et la Colombie ne se sont pas détériorées, la coopération est toujours restée très étroite, y compris dans les secteurs clefs de la sécurité, de la politique extérieure et de la défense. 

Aujourd’hui, il y a à la tête de la Colombie un président adhérant à l’idéologie de la gauche radicale, presque marxiste, et il y a à la tête des États-Unis un président ouvertement hostile à tout ce qui se rapproche, de près ou de loin, du socialisme. Dans ces conditions, on ne peut pas s’attendre à des échanges d’amabilités entre Bogotá et Washington. Mais je suis certain que, comme dans le cas de Samper, l’attitude agressive de Trump ne changera pas la ligne générale : la Colombie restera un allié des États-Unis en Amérique du Sud.

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