Pierre Barbancey est grand reporter à L’Humanité. Il a couvert la seconde guerre du Golfe, la guerre en Afghanistan, au Liban, en Syrie, le conflit israélo-palestinien et les révolutions arabes. Il est lauréat du prix Bayeux des Correspondants de guerre.
Guillaume de Sardes : L’effondrement de la République arabe syrienne face aux rebelles islamistes en décembre 2024 et la fuite de Bachar al-Assad ont chamboulé le Moyen-Orient. Avant d’essayer de comprendre ses conséquences pour différents acteurs clefs, pourriez-vous nous résumer, un an après, quelle est la nouvelle situation politique en Syrie ?
Pierre Barbancey : La chute de Bachar al Assad le 8 décembre 2024 a surpris tout le monde par sa soudaineté. Le président déchu a, visiblement, été lâché par son principal soutien, la Russie, occupée en Ukraine et agacé par son attitude intransigeante. Le président syrien s’est avéré incapable de lancer la moindre réforme et encore moins une réconciliation nationale. En quelques jours seulement les forces de Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant) parties d’Idleb, au nord, où elles régnaient en maître sous l’œil bienveillant de la Turquie voisine, sont parvenues à Damas pratiquement sans mener le moindre combat. Un fait qui m’a été confirmé quelques jours plus tard par un combattant revenu chez lui, dans une banlieue de Damas.
Comme souvent en pareille situation, les hauts cadres du régime se sont enfuis. Une fuite manifestement anticipée par les insurgés (sans doute encadrés par des conseillers turcs et occidentaux), car ils ont immédiatement pris le contrôle des institutions dans une passation de pouvoir officieuse mais qui n’avait rien d’improvisée.
Quelques interrogations demeuraient cependant : qu’allait faire l’armée régulière (armée arabe syrienne) et surtout le parti Baas? Une résistance armée au nouveau pouvoir allait-elle s’organiser ? Autre inconnue : le HTS lui-même. Cette organisation, portée sur les fonds baptismaux par le Front al Nosra (la franchise syrienne d’al Qaida) avait officiellement coupé les liens idéologiques avec la maison-mère – poussé en cela par des parrains occidentaux soucieux de donner une autre image du HTS. Mais il conservait en son sein de nombreux groupes djihadistes et d’anciens membres de l’organisation dite de l’État islamique (Daech).
Très vite des délégations étrangères, notamment allemandes, se sont rendues sur place rencontrer le nouvel homme fort du pays, Ahmed al-Charaa, de son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani. Une manière de l’adouber sur la scène internationale et d’accompagner le processus en cours, malgré les zones d’ombre quant à ses véritables intentions. De fait, entre le discours central – rassurant s’agissant des minorités, plus flou lorsqu’il s’agit des droits des femmes – et les réalités locales – à Alep par exemple, j’ai pu m’entretenir avec une femme juge, arménienne, qui n’avait plus le droit d’exercer – il était difficile de se faire une idée. À Idleb même, où je me suis rendu en février 2025, les groupes islamistes armés avaient pignon sur rue. L’un des combattants, se méprenant sur les raisons de ma présence m’a même demandé si j’étais venu faire le djihad !
Quoi qu’il en soit, le 17 décembre 2024, l’Union européenne rouvrait son ambassade à Damas. Les principaux pays de l’UE faisaient de même dans les mois qui ont suivi. Les États-Unis ont levé les sanctions mises en place contre la Syrie d’Assad. Enfin, consécration, Ahmed al-Charaa, président par intérim, reçu le 10 novembre 2025 à la Maison-Blanche. Ces gestes ne sont pas gratuits et le nouveau pouvoir est prié de s’inscrire dans la stratégie régionale états-unienne notamment en opérant un rapprochement avec Israël.
Sur le plan intérieur, c’est d’autant plus compliqué que la situation économique est fragile. Des attaques sanglantes contre la minorité alaouite ont fait, en mars de cette année, 1 300 victimes, dont trois quarts de civils. Ces exactions ont montré que le pouvoir central ne contrôlait pas totalement ses troupes parmi lesquelles continuent de sévir des groupes djihadistes qui n’ont pas abandonné leurs objectifs. Au sud, des troubles ont éclaté dans le djebel druze en juillet alors qu’Israël, qui occupe déjà le plateau du Golan depuis 1967, a avancé plus profondément en territoire syrien, établissant une zone tampon qui englobe de nombreux villages, comme j’ai pu le constater sur place. Enfin, la question kurde s’est posée avec acuité. Les Forces démocratiques syriennes, à l’issue d’un accord passé en mars avec Damas, pourraient intégrer la nouvelle armée syrienne. Mais en réalité les discussions achoppent sur la nature de l’État en construction, que Charaa souhaite centralisé, et donc sur le statut du Rojava, la zone kurde, où existe depuis plus de dix ans maintenant une zone administrative autonome.
Vous faites partie des rares grands reporters à vous être rendu sur le terrain. Avez-vous le sentiment d’une adéquation entre ce que vous avez vu et la manière dont les médias rendent compte de la situation ?
Pour l’heure, les grands médias, auparavant totalement opposés au régime de Bachar al-Assad et bizarrement peu regardant sur le caractère islamiste et djihadiste de la principale composante de l’opposition, me semblent rendre compte de ce qui se passe tout en évitant de sonder plus profondément le caractère du nouveau pouvoir.
Avec la chute de Bachar al-Assad, l’Iran a perdu un allié et vraisemblablement son accès direct au Liban via le corridor terrestre qui reliait son territoire à Beyrouth via Bagdad et Damas. L’arc chiite n’existe plus. Quelles en sont les conséquences pour l’Iran ? Sa position régionale s’en trouvera-t-elle durablement affaiblie ?
Incontestablement, l’Iran sort affaibli de la dernière période. D’abord, comme vous le soulignez, en étant forcé de retirer toutes ses forces – principalement des corps des gardiens de la révolution ainsi que des Hazaras afghans réfugiés en Iran – de Syrie. Téhéran se trouve d’autant plus isolé que son principal allié libanais, le Hezbollah, a perdu de sa puissance, frappé par Israël qui a décapité sa direction (Hassan Nasrallah a été assassiné le 27 septembre 2024 à Beyrouth) et détruit une partie de ses forces combattantes ainsi que son armement lourd. Tel Aviv a également bombardé Téhéran et plusieurs sites soupçonnés d’abriter des installations nucléaires.
On peut penser que les attaques israéliennes (qui ont également détruit des positions du Hezbollah en Syrie lors de l’insurrection finale en décembre 2024) s’inscrivent dans un plan plus large visant à permettre une hégémonie régionale de l’Arabie saoudite, ce qui agrée les États-Unis. C’est cependant compter sans la Turquie qui ne va pas se laisser marginaliser, forte de sa position géographique, de sa qualité de membre de l’OTAN et de son entregent international.
Israël a profité de la chute du régime syrien pour créer une zone tampon entre son territoire et celui de la Syrie à partir du désert du Golan. Israël a également pris la décision de détruire avec l’aide des États-Unis des centaines d’installations militaires syriennes pour qu’elles ne tombent pas aux mains des Islamistes. Quel regard portez-vous sur ces actions ? Quels sont aujourd’hui les rapports entre la Syrie et Israël et comment peuvent-ils évoluer ?
La stratégie de Benyamin Netanyahou s’inscrit dans la tentative de création du grand Israël, englobant Gaza et la Cisjordanie. Pour ce faire, le premier ministre israélien a pris soin d’inscrire son action dans le plan états-unien plus large, conçu et mis en œuvre il y a des décennies : éradiquer toute opposition aux projets régionaux de la première puissance mondiale qui contrôlerait ainsi les ressources énergétiques et pourrait se consacrer à sa guerre commerciale contre la Chine. Israël a donc aidé à la chute de Bachar, à redistribuer les cartes au Liban en affaiblissant le Hezbollah et en annihilant les velléités de domination de l’Iran.
Au début du mois de septembre 2023, lors du G20 qui se tenait en Inde, les États-Unis ont poussé à l’approbation d’un ambitieux projet de couloir logistique reliant l’Inde et l’Europe au Moyen-Orient, projet dans lequel l’Arabie saoudite est appelée à jouer un rôle de premier plan. Un accord de principe a ainsi été signé entre les États-Unis, l’Inde, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Union européenne, la France, l’Allemagne et l’Italie. Dix jours plus tard, soit quelques semaines à peine avant l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas palestinien, Benyamin Netanyahou, depuis la tribune de l’ONU où se déroulait l’Assemblée générale annuelle, brandissait une carte en indiquant : « Voici le nouveau Moyen-Orient ». Les territoires palestiniens avaient disparu. Se saisissant d’un marqueur, il traçait ce qu’il appelait les nouvelles routes commerciales reliant l’Asie à l’Europe via le Moyen-Orient et surtout Israël.
Avec la guerre génocidaire menée à Gaza, il a fait d’une pierre deux coups, se débarrassant définitivement de ce qu’il pense être le danger syrien. Il a créé une zone tampon, détruit les installations militaires. Ce qui n’a pas empêché Damas et Tel Aviv, depuis la prise du pouvoir en décembre par les islamistes, d’amorcer un dialogue pour parvenir à un accord de sécurité qui pourrait se concrétiser avant la fin de l’année. Israël réclamel’établissement d’une zone démilitarisée dans le sud de la Syrie. En septembre, l’Agence France Presse (AFP), se fondant sur les déclarations d’un responsable militaire à Damas, indiquait que l’armée syrienne avait retiré toutes ses armes lourdes du sud du pays.
Bachar al-Assad est aujourd’hui en exil à Moscou. Ses liens avec la Russie auraient pu menacer la pérennitédes bases russes de Tartous et de Hmeimim et donc toute l’influence russe en Méditerranée. Il ne semble finalement pas que ce soit le cas. Qu’en pensez-vous ? Quelle carte joue ici la Russie ?
Bachar al-Assad n’a dû la survie de son régime qu’à l’intervention de l’armée russe à la fin du mois de septembre 2015. Moscou possédait deux bases, l’une navale, à Tartous, l’autre aérienne, à Hmeimim. Leur importance stratégique n’est plus à démontrer puisqu’il s’agit des deux seules que la Russie possède en Méditerranée, têtes de ponts vers l’Afrique notamment. Dès la chute de Bachar les regards se sont tournés vers Hmeimim et Tartous, la plupart des observateurs étant certains que Vladimir Poutine les perdrait. Or, ni Hmeimim ni Tartous n’ont été attaquées par les rebelles en décembre. La diplomatie russe est plus fine que ne pensent certains. C’est aussi en prévision d’une telle éventualité et en soupesant les chances de survie de l’ancien régime que le Kremlin a définitivement lâché le régime baassiste.
Une réunion associant d’ailleurs la Turquie, la Russie et l’Iran s’est tenue quelques jours avant le début de l’offensive rebelle partie d’Idleb. Avec un tel enjeu, la realpolitik prime. Vladimir Poutine a été on ne peut plus clair le 15 octobre dernier en recevant, à Moscou, Ahmed Charaa. « Nous entretenons des relations diplomatiques depuis plus de 80 ans. Pendant cette période, les relations entre la Syrie et la Russie ont toujours été amicales », a-t-il déclaré. « En Russie, nous n’avons jamais entretenu de relations avec la Syrie liées à des circonstances politiques ou à des intérêts particuliers. » À l’issue de cette visite officielle, Charaa a promis de respecter tous les accords antérieurs, qui incluent le positionnement russe dans les deux bases. Mais dans les faits aucun nouvel accord n’a été signé, signe de la fragilité de ces déclarations. Le président syrien par intérim comprend cependant qu’il ne doit pas mettre tous ses œufs dans le même panier, comme on dit. S’entendre au moins sur certains points avec la Russie lui permet de contrebalancer la pression états-unienne. Moscou a ainsi proposé une aide économique tant dans le domaine énergétique que de l’approvisionnement en céréales, ainsi que dans celui de la logistique pour les infrastructures portuaires.
La Turquie, qui a soutenu les rebelles islamistes victorieux, apparaît comme le nouveau maître du jeu syrien. Est-ce bien le cas ? Quels sont ses gains ? Quels sont les risques pour l’avenir ?
Ahmed Charaa, le président syrien, a toujours entretenu d’excellentes relations avec le chef des services de renseignement turcs, Hakan Fidan. Recep Tayyip Erdogan l’a qualifié de « gardien de ses secrets » personnels et de « boîte noire » au sein de l’État ! Or, en juin 2023, Fidan a été nommé ministre des Affaires étrangères. Une promotion qui fait peut-être de lui l’homme le plus puissant de son pays après le président. Cette précision pour souligner qu’effectivement les liens entre la nouvelle Syrie et la Turquie sont très étroits. En février dernier, à Idleb, la seule monnaie acceptée par les commerçants se trouvait être la Livre turque. Par ailleurs, le 4 mai 2017 un accord dit accord d’Astana (capitale du Kazakhstan) a été signé par la Russie, l’Iran et la Turquie, portant sur la création de quatre zones de cessez-le-feu dans le pays. Ces zones étaient situées à Damas (Ghouta orientale), Deraa, Rastane et la province d’Idleb. Les trois premières ont été reprises par les loyalistes en 2018. La dernière était restée sous supervision d’Ankara qui y a déployé entre 13 000 et 15 000 soldats.
La Turquie entend garder la maîtrise de cette relation d’abord parce qu’elle appuie sa puissance régionale et son rôle incontournable mais aussi et peut-être surtout parce que les troupes turques sont intervenues directement en territoire syrien, au nord, pour combattre les forces kurdes avec la volonté d’empêcher la création d’un continuum depuis Afrin à l’ouest jusqu’à Qamishli à l’est. Pas moins de six opérations militaires ont été menées. Pour cela, la Turquie s’est appuyée sur les groupes islamistes dont le HTC de Ahmed Charaa et a mis sur pied une milice paramilitaire composée de djihadistes syriens dont certains venaient de Daech.
Erdogan entend également utiliser la question des trois millions de réfugiés syriens qui se trouvent sur le sol turc. Un bureau de l’autorité turque de la gestion de l’immigration a même été créé pour l’échange d’informations avec Damas. Un consulat turc devrait ouvrir à Alep. Pour l’heure, la Turquie semble la grande gagnante de la nouvelle donne.
Compte tenu des tensions internes et externes qui s’exercent sur la Syrie, ne doit-on pas craindre un éclatement du pays et sa durable partition ?
L’éclatement des États-nations tels que nous les connaissons au Moyen-Orient est une éventualité qui perdure dans les projets états-uniens. Israël y est également favorable. On l’a vu après le référendum d’indépendance organisé au Kurdistan irakien le 25 septembre 2017 et dont le résultat (oui à l’indépendance) n’a été reconnu que par Tel Aviv. La création de micros-États sur des bases ethniques ou confessionnelles (alaouite, druze, kurde…) renforcerait l’idée de l’existence d’un État juif dans la région qui lui garderait toute sa puissance face à des États croupions.
Pour terminer, que vous inspire la réception à Paris puis à Washington du djihadiste et président par intérim syrien, Ahmed al-Charaa ? Le Président Emmanuel Macron en particulier a-t-il fait preuve d’un réalisme, au sens géopolitique du mot, dont il semble habituellement peu capable ?
Comme je l’ai dit auparavant, les pays occidentaux ont très vite reconnu le nouveau régime dont la nature reste à définir. La Syrie est un pays frontalier avec la Turquie, l’Irak, la Jordanie, le Liban et Israël, personne ne l’oublie. Une « charaa-mania » (le terme m’a été susurré par un diplomate français) a très vite saisi le Quai d’Orsay, oubliant le passé djihadiste de Charaa avec ses exactions contre les populations civiles qui ont accompagné son parcours depuis l’Irak et sa rencontre avec le chef de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi jusqu’à sa prise de pouvoir en Syrie.
Depuis 2011 et les premières manifestations qui ont éclaté d’abord à Deraa au sud puis dans l’ensemble du pays, la diplomatie française a préféré composer avec des islamistes plutôt qu’avec la composante progressiste de l’opposition syrienne parce que le but n’était autre qu’un changement de régime. Les islamistes ont trouvé une base arrière en Turquie alors que les services de renseignement occidentaux établissaient leurs centres de formations en Jordanie. Emmanuel Macron a suivi cette politique mise en place par ses prédécesseurs et essaie maintenant d’en tirer quelques bénéfices. Le contrat de l’armateur CMA-CGM, portant sur l’exploitation et l’agrandissement du port de Lattaquié, vient ainsi d’être renouvelé pour trente ans.