Andrey Terebenin a fait ses études en Union soviétique. Après 1991, il a travaillé pour un certain nombre de géants américains qui, à l’époque, s’étaient implantés en Russie. Depuis 2015, il travaille principalement en Inde pour un fonds de capital-risque qui investit dans des start-ups indiennes.
Guillaume de Sardes : Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste vos activités en générale et particulièrement en Inde ?
Andrey Terebenin : Depuis 7 ans, je dirige l’équipe indienne d’un fonds de capital-risque destiné aux start-ups indiennes dans deux secteurs verticaux : la technologie grand public et certains niches technologiques. L’idée est d’apporter à des sociétés indiennes l’expérience acquise en matière de développement de géants industriels et de les transformer en investissements intéressants.
Dans le jeu économique et diplomatique mondial, l’Inde adopte une position équilibrée. D’un côté, elle est membre du QUAD (dialogue quadrilatéral pour la sécurité) aux côtés des États-Unis, de l’Australie et du Japon et elle accueille d’importants investissements américains, de l’autre, elle est membre des BRICS et n’applique pas les sanctions occidentales contre la Russie, devenant même en 2023 le premier importateur mondial de pétrole russe. Vous qui avez reçu une formation diplomatique, que vous inspire cette politique de « multi-alignement » ?
Je pense que cela reflète parfaitement la tradition philosophique et culturelle indienne, vieille d’au moins deux mille cinq cents ans d’une existence ininterrompue. Cette tradition évite toutes sortes de contrapositions (noir contre blanc, bien contre mal, mien contre étranger) et insiste sur l’unité de tous les êtres. Cela peut sembler naïf dans l’actuelle atmosphère politique de claustrophobie, mais les Indiens considèrent sérieusement cette approche traditionnelle comme la contribution que l’Inde peut apporter à la politique mondiale. Et ils ont des raisons d’y croire : il suffit de regarder le mouvement d’indépendance non violent unique en Inde, dirigé par Gandhi, qui a mis fin à la puissance britannique sur le sous-continent.
L’Inde est un géant démographique. Avec plus 1,4 milliard d’habitants, elle vient de passer devant la Chine et est désormais le pays le plus peuplé du monde. Elle est par ailleurs la troisième économie mondiale en PIB (par habitant à parité du pouvoir d’achat). Quels sont les secteurs les plus dynamiques et quels seront-ils, selon vous, dans la décennie à venir ?
Le dividende démographique est une bénédiction. Aujourd’hui, la moitié de la population indienne a moins de 25 ans et plus de 65 % a moins de 35 ans. L’âge moyen des Indiens est aujourd’hui de 28 ans et sera de 35 ans en 2050. Compte tenu de l’importance de la population indienne, cela signifie que chaque année un grand nombre de jeunes entrent sur le marché du travail et utilisent leurs revenus pour consommer. L’Inde dispose des ressources nécessaires pour lancer des industries qui n’ont jamais existé sur son sol. Vous entendrez bientôt parler de la percée de l’Inde dans le domaine des semi-conducteurs, par exemple. Après de nombreuses années de négligence, l’Inde réalise d’énormes projets d’infrastructure et fait figure de pionnière dans les domaines de la gouvernance électronique et des technologies financières. Politique mondiale mise à part, c’est aujourd’hui l’heure de l’Inde.
L’Union européenne est le premier partenaire commercial de l’Inde. Bruxelles et New Delhi espèrent signer un accord de libre-échange d’ici la fin de cette année. Ce calendrier semble cependant ambitieux, étant donné que les deux dernières décennies n’ont guère donné de résultats, les négociations en vue d’un accord commercial ayant débutées en 2007… Certes, le contexte international a changé. Les États-Unis vont appliquer des droits de douane de 20% sur les produits européens, ce qui pourrait inciter l’U.E. à intensifier ses échanges avec l’Inde. Mais cette incitation vous parait-elle suffisante ? Pensez-vous qu’un accord puisse être trouvé cette année ? Quelles en seraient les effets ?
Je suis sûr que, comme toujours, l’Inde trouvera une solution. L’Inde ne dépend pas du commerce international et des investissements extérieurs comme c’était le cas de la Chine. Pour exécuter leurs plans internes, les Indiens ont cependant besoin d’un environnement économique qui soit favorable. Certains de mes amis indiens cyniques disent qu’en Inde, le feu rouge sur la route n’est pas une interdiction : c’est une invitation à négocier. J’étendrai cette métaphore aux attaques tarifaires actuelles.
L’Inde et la Chine sont des puissances rivales. Cette rivalité a un aspect territorial, (disputes frontalières) mais aussi un aspect géopolitique. Du fait de leur puissance, L’Inde et la Chine sont en compétition d’influence dans des pays tiers, chacune craignait l’influence que l’autre pourrait avoir en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est. Comment pensez-vous que les relations politiques entre les deux pays vont évoluer ?
Si seulement je le savais ! L’épicentre du monde redevient l’Asie, comme c’était le cas avant la révolution industrielle européenne et les guerres coloniales. Le temps est venu pour les Asiatiques de montrer à quel point ils ont su assimiler les leçons occidentales et de retourner ce savoir contre leurs anciens maîtres. Les Asiatiques sont créatifs et ont une tradition culturelle très profonde, ils comprennent que pour dominer le monde dans le futur, ils doivent proposer une approche qui sera comprise et appréciée par tous. La Chine et l’Inde sont deux civilisations très différentes, mais le défi mondial auquel l’Asie est confrontée pourrait les pousser à une union pragmatique. Sinon, elles sont condamnées à se disputer la primauté asiatique, en nouant toutes les alliances possibles avec d’autres acteurs.
Des années 1960 aux années 1980, le PIB de l’Inde et de la Chine étaient relativement égaux, la Chine étant légèrement en avance. Les années suivantes ont vu cet écart se creuser. Aujourd’hui, la Chine dispose d’un PIB cinq fois supérieur à celui de l’Inde, et cet écart va probablement augmenter en valeur absolue. Il est actuellement de 14.200 milliards de dollars, la Chine disposant d’un PIB de 17.800 milliards et l’Inde de 3.600 milliards. Considérant que les deux pays ont une croissance annuelle proche des 6%, cet écart pourrait dépasser les 20.000 milliards d’ici dix ans. C’est gigantesque. Comment expliquez-vous une telle divergence ?
La Chine est plus grande que l’Inde, point barre. Mais la Chine est une société introvertie et l’Inde est ouverte sur le monde. Cette différence de qualité pourrait jouer un rôle lorsque viendra le temps pour une alternative asiatique de changer l’ordre mondial.
Y-a-il des domaines dans lesquels l’Inde vous paraît en mesure de rivaliser avec la Chine ? Et avec les États-Unis ?
L’Inde dispose d’un vivier presque illimité d’ingénieurs informatiques créatifs et travailleurs : plutôt que de rivaliser avec quiconque dans les domaines existants sur les coûts, ils se tournent vers les innovations. Et ici, tout dépend de la pertinence des paris. Nous serons fixés très bientôt.