Né en 1967, ancien Gouverneur de la Banque nationale de Serbie (2010-2012), Dejan Šoškić est aujourd’hui Professeur titulaire à la faculté d’économie (EFB) de l’université de Belgrade et Membre de l’Académie serbe des sciences économiques.
Guillaume de Sardes : Quand, en février 2022, la Russie est entrée sur le territoire ukrainien, l’Union européenne a décrété un certain nombre de sanctions, notamment le gel des avoirs de la Banque centrale russe conservés par Euroclear. Le montant exact n’est pas connu, mais on l’estime à environ 180 milliards d’euros. Avant d’aller plus loin, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est Euroclear, qui en sont les actionnaires et quelle est sa fonction dans le système financier international ?
Dejan Šoškić : Euroclear est une société holding qui agit en tant que dépositaire central international de titres (International Central Securities Depositary – CSD). Sa mission principale est d’assurer la compensation et le règlement-livraison de titres, principalement libellés en euros. Au sein de son groupe, Euroclear comprend une banque, Euroclear Bank, et tant Euroclear que cette banque disposent de succursales à l’étranger.
Les actionnaires du groupe Euroclear sont très diversifiés, dispersés à l’échelle mondiale et essentiellement institutionnels. Les actionnaires français et belges figurent toutefois parmi les plus importants. Euroclear joue un rôle central et vital dans le commerce, la compensation et le règlement des titres libellés en euros à l’échelle mondiale. Les banques centrales qui gèrent leurs réserves de change, en particulier la part libellée en euros, comptent parmi les clients réguliers et importants d’Euroclear. Euroclear se targue d’assurer un haut niveau de sécurité des comptes de ses clients ainsi que la conservation sûre de leurs investissements.
Face à la persistance du conflit et aux graves difficultés financières auxquelles fait désormais face l’État ukrainien, l’idée d’utiliser les fonds russes gelés pour armer et financer l’Ukraine est régulièrement avancée. La vice-présidente de la Commission européenne, Mme Kaja Kallas, a ainsi publié sur son compte X, le 7 novembre 2025 : « We must find a way to use Russia’s frozen assets entirely. » Mais ce désir se heurte à un obstacle majeur : selon la pratique coutumière des États confirmée par la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens (2004), ainsi que par la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, les avoirs d’une banque centrale étrangère bénéficient d’une immunité d’exécution quasi absolue. Saisir les réserves de la banque centrale russe créerait un précédent historique, immédiatement attaquable devant les juridictions européennes et internationales. Pour contourner cette difficulté, l’UE a déjà mis en place un mécanisme utilisant uniquement les intérêts générés par les avoirs gelés, ce qui a permis de verser 1,5 milliard d’euros à l’Ukraine en juillet 2024. Que pensez-vous de ce mécanisme ? Vous paraît-il respectueux du droit international ? Les intérêts générés peuvent-ils être aussi distingués du capital ?
À mon avis, il n’est pas permis de dissocier la propriété des actifs des revenus générés par ces mêmes actifs, si une telle possibilité n’a pas été prévue dans le contrat initial. Je ne suis pas juriste, mais la propriété de tout instrument financier confère le droit aux revenus qui lui sont attachés. Si vous possédez une action, vous avez droit au dividende s’il est distribué. Si vous détenez une obligation, vous avez droit au coupon, c’est-à-dire aux intérêts, s’il s’agit d’une obligation à coupon.
Sur une base volontaire, deux parties contractantes peuvent convenir d’une modification temporaire ou permanente de la dynamique des revenus d’un actif, si elles y trouvent un intérêt mutuel — par exemple lorsqu’une banque restructure les paiements et/ou l’échéance d’un prêt avec ses clients. Mais la saisie des revenus d’un actif constitue, selon moi, un franchissement de « ligne rouge », inacceptable, et devrait donner lieu à un contentieux judiciaire simple et rapide, à l’issue prévisible.
Cela étant, les montants en jeu concernant les intérêts des avoirs de la Banque centrale russe sont relativement faibles par rapport au montant du principal, et ils ont donc pu être considérés comme un « risque acceptable » de perte devant les tribunaux afin « d’envoyer un message à l’agresseur ». Sans doute cela est-il un des motifs de cette décision.
Mais pour revenir au gel des avoirs lui-même, tel qu’il a été décidé en premier lieu, il est, à mon sens, également problématique, du moins si la partie qui procède à ce gel souhaite rester neutre dans le conflit. Si elle ne l’est pas, elle doit alors être prête à des mesures de rétorsion de la part du camp adverse. On pourrait soutenir que le gel des avoirs d’une partie engagée dans une guerre peut réduire sa capacité à faire la guerre et constituer ainsi une incitation à des négociations de paix. Cependant, le gel des avoirs, même s’il a été décidé, n’implique pas que ces actifs puissent être privés des revenus découlant d’un contrat d’investissement. Pour résumer : le gel des avoirs est déjà problématique, mais priver ces actifs de leurs revenus constitue, selon moi et dans la plupart des cas, une violation manifeste du contrat d’investissement et est, en tant que telle, inacceptable.
Aujourd’hui, sous l’impulsion d’Ursula von der Leyen, l’Union européenne souhaiterait aller plus loin en utilisant la majeure partie des avoirs russes — environ 140 milliards d’euros — pour garantir un prêt fait à l’Ukraine via la Banque centrale européenne. Le Premier ministre belge, M. Bart De Wever, qui a averti que toucher ainsi au capital serait juridiquement « extrêmement délicat », s’est opposé jusqu’à présent à ce projet. Pensez-vous que sa compréhension de la situation juridique soit juste ?
Bien sûr. Si l’on dissipe le « brouillard » des formules et des constructions juridiques et financières complexes, on en arrive à un exemple simple et très comparable : serait-il acceptable qu’une banque, sans décision de justice, mais sur instruction d’un tiers, décide de prélever de l’argent sur le compte du déposant A, sans son consentement, pour le transférer sur le compte du déposant B ? Si le déposant A se présente ensuite avec une décision de justice exigeant que la banque restitue les fonds sur son compte, et que l’argent a déjà été dépensé, qui en sera responsable ? Et cette responsabilité ne porterait pas seulement sur le montant du dépôt initial, mais également sur l’ensemble des frais juridiques et d’éventuelles autres compensations.
Les sanctions européennes nécessitent l’unanimité pour être adoptées, comme tout ce qui relève de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). L’article 31 du Traité sur l’Union européenne dispose en effet que : « Les décisions relevant de la politique étrangère et de sécurité commune sont prises à l’unanimité par le Conseil européen et le Conseil. » Un veto belge ferait donc échouer tous les plans d’ Ursula von der Leyen. Ce serait également le cas si un État membre de l’Union européenne décidait de ne pas voter la reconduction des sanctions, lesquelles sont remises au vote tous les six mois. Le vendredi 12 décembre, Ursula von der Leyen a trouvé un moyen de contourner l’unanimité et de faire voter un gèle permanent des avoirs russes à la majorité qualifiée. (Un des obstacles à toute utilisation des avoirs gelés est que, si un accord de paix était signé entre la Russie et l’Ukraine et que les sanctions n’étaient pas reconduites, ces avoirs devraient être restitués à la Russie.) Ursula von der Leyen a utilisé l’article 122 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) qui permet d’adopter, à la majorité qualifiée, des mesures économiques en cas de crise grave. Son raisonnement (qui, aux yeux de nombreux experts, relève de la fiction juridique) est qu’un gèle permanent des avoirs russes ne serait pas une sanction, mais une mesure économique… La Banque centrale de Russie a déjà fait savoir qu’elle allait saissir les tribunaux internationaux pour violation de son immunité souveraine, du droit international, de normes financières établies, et qu’Euroclear serait désigné comme l’opérateur responsable. Quel regard portez-vous sur ce détournement des règles de l’UE en tant que Serbe, c’est-à-dire citoyen d’un pays européen mais non membre de l’Union européenne ? Pensez-vous que la Russie va prendre des mesures de rétorsion ? Quelles pourraient-elles être ?
Puisque votre question appelle un point de vue spécifiquement serbe, mon impression est que les citoyens de Serbie perçoivent et comprennent nombre de décisions prises par l’administration européenne au cours du passé comme relevant du « deux poids, deux mesures ». Permettez-moi d’en citer quelques exemples.
Les citoyens de Serbie sont peut-être disposés à pardonner, mais ils ne peuvent très probablement pas oublier l’agression de l’OTAN en 1999 et les bombardements de la Serbie qui ont duré 78 jours. Cette guerre, comme il s’est avéré par la suite, a été menée sans aucune résolution des Nations unies, et même en contradiction avec la charte de l’OTAN elle-même. Le prétexte invoqué pour cette agression a ultérieurement été jugé fallacieux par de nombreux observateurs et analystes internationaux, et ces éléments sont accessibles à toute personne souhaitant étudier la question (de manière très similaire à la guerre en Irak en 2003).
Aucune réparation de guerre n’a jamais été versée à la Serbie. En 2016, les citoyens serbes n’ont reçu du secrétaire général de l’OTAN de l’époque que des paroles de regret pour les victimes innocentes des bombardements de 1999. L’UE n’a jamais condamné cette agression militaire en Europe. Par ailleurs, la guerre contre la Serbie en 1999 a eu pour conséquence directe la sécession du Kosovo-Métochie en 2008, sécession inconstitutionnelle mais reconnue par la majorité des pays de l’UE. L’Union européenne n’a jamais officiellement soutenu l’intégrité territoriale de la Serbie.
Les citoyens serbes peuvent clairement constater que l’UE adopte une approche bien différente sur les questions territoriales et l’adhésion à l’UE d’autres pays, tels que Chypre (avec un différend territorial au nord), la Moldavie (Transnistrie), la Géorgie (Ossétie du Sud et Abkhazie), et très évidemment l’Ukraine (avec plusieurs régions contestées).
Les citoyens serbes respectent et soutiennent l’intégrité territoriale de tous les pays voisins et ce principe pour l’ensemble du continent européen, mais comprennent clairement que l’UE adopte une approche différente à l’égard de la Serbie. Ainsi, un éventuel contournement de ses propres règles et l’existence de possibles deux poids, deux mesures de la part des responsables européens ne surprennent pas les citoyens serbes, au vu de l’expérience spécifique qu’ils ont connue au cours des dernières décennies.
De même, des mesures de rétorsion de la part de la Russie ne surprendraient personne, et celles-ci pourraient prendre, au minimum, la forme de saisies d’avoirs appartenant à des pays de l’UE.
Depuis le début des discussions, Valérie Urbain, la Directrice générale d’Euroclear, s’est opposée à la saisie des avoirs russes. Elle a même laissé entendre que la banque pourrait « aller en justice si des institutions de l’UE ordonnaient la confiscation ou la réaffectation unilatérale des avoirs gelés ». Elle a insisté sur le fait que, de par sa taille (plus de 40.000 milliards d’euros d’encours), Euroclear avait une importance systémique et a mis en garde : « Si la confiance dans Euroclear est atteinte, les effets de contagion seront importants ». Le gèle indéfini des avoirs russes n’est pas leur saisie pure et simple, mais il correspond néanmoins à une confiscation sine die. Selon vous, comment va-t-elle être perçue, notamment par les pays non-occidentaux ? Vous qui avez dirigé une banque centrale et enseignez l’économie, quelles pourraient être les conséquences pour l’Union européenne ?
Tout d’abord, je tiens à soutenir l’évaluation courageuse et juste formulée par Mme Urbain. Elle a absolument raison. La confiscation d’avoirs souverains par Euroclear porterait atteinte non seulement à Euroclear, mais à l’ensemble des transactions sur les titres libellés en euros, y compris les obligations souveraines des pays de la zone euro, ainsi qu’à l’euro lui-même en tant que monnaie de réserve internationale.
Une baisse à long terme de la demande pour l’ensemble des actifs libellés en euros constituerait la réaction prévisible à un tel acte, entraînant une hausse durable du coût de l’emprunt en euros, en particulier pour les pays de l’Union européenne.
Pour conclure, pensez-vous que, maintenant que les avoirs russes sont gelés indéfiniment, ils pourront plus facilement être utilisés pour garantir un prêt à l’Ukraine ? L’année prochaine, par exemple, car le problème du financement de l’Ukraine ne va pas disparaître, tant qu’un accord de paix n’aura pas été signé. En d’autres termes, pensez-vous que des banques pourraient accepter une telle garantie en sachant que la légalité même de ce gel est contestable et fera l’objet de recours judiciaires ?
Le gel des avoirs est déjà, en soi, juridiquement très problématique. À mon avis, aucune mise en garantie n’est possible, car personne n’investirait dans une obligation adossée à une garantie juridiquement contestée. Je ne serais pas surpris d’apprendre que les « architectes » de telles idées ne disposent ni d’une formation théorique ni d’une expérience pratique en finance. La finance – faut-il le rappeler – repose sur la confiance. Il est impossible de maintenir et de développer un système financier en sapant la confiance qui le fonde.