Mode Foncé Mode Clair
L’UE reporte sa décision sur l’utilisation des avoirs russes gelés pour aider l’Ukraine
« Trouver un accord pour contrôler le niveau des armements est une garantie de sécurité réelle et assez efficace ». Une interview avec Ednan Agaev
Élection présidentielle au Cameroun : stabilité du régime Biya

« Trouver un accord pour contrôler le niveau des armements est une garantie de sécurité réelle et assez efficace ». Une interview avec Ednan Agaev

Contrôle des armements nucléaires Russie - Ednan Agaev Ednan Agaev diplomate russe contrôle des armements Interview Ednan Agaev traité New START Contrôle des armements nucléaires Russie - Ednan Agaev Ednan Agaev diplomate russe contrôle des armements Interview Ednan Agaev traité New START

Ancien ambassadeur, Ednan Agaev a occupé des postes de premiers plans au Ministère soviétique puis russe des Affaires étrangères, ainsi qu’aux Nation Unies. Il a notamment conduit de 1982 à 1994 les négociations bilatérales avec les Américains sur la limitation des armes nucléaires. Installé à Paris, il est désormais consultant en Affaires internationales.   

Depuis la fin de la guerre froide, les relations stratégiques entre les États-Unis et la Russie ont reposé sur un ensemble d’accords destinés à limiter les arsenaux nucléaires des deux puissances et à en encadrer le déploiement. Parmi eux, le traité New START, signé en 2010, constitue le dernier pilier encore debout d’un édifice de confiance mutuelle bâti à grand-peine pendant plusieurs décennies.

Le reste de l’édifice s’est déjà effondré. Les États-Unis se sont unilatéralement retirés du Traité ABM sur la défense antimissile (2002), puis du Traité INF sur les forces nucléaires intermédiaires (2019), et enfin du Traité Ciel Ouvert (2020).
Ces retraits successifs ont remis en cause la logique du contrôle des armements : la transparence et la prévisibilité ont cédé la place à la méfiance et à la compétition technologique. En février 2023, la Russie a à son tour suspendu sa participation au traité New START, estimant que les conditions de sa mise en œuvre étaient devenues inéquitables et que Washington exploitait la situation stratégique pour servir ses propres intérêts, notamment à travers l’expansion du système de défense antimissile américain et la militarisation de l’espace.

Guillaume de Sardes : Le traité New START, qui est déjà suspendu, prendra officiellement fin le 5 février 2026. Avec lui disparaitra le dernier accord de limitation des armes nucléaires entre Moscou et Washington. En tant que diplomate, vous avez, durant les années 1980 et 1990, activement participé aux discussions russo-américaines autour du contrôle de ces armes. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Comment expliquer que les relations entre les deux principales puissances nucléaires mondiales paraissent encore plus difficiles aujourd’hui que durant la Guerre froide ?  

Ednan Agaev : La raison en est que la nature de ces relations a radicalement changé après la disparition de l’Union soviétique. À partir de ce moment-là, les États-Unis se sont perçus comme l’unique superpuissance mondiale. Pour Washington, Moscou, comme capitale de la Russie, n’était plus la même que la Moscou soviétique. Après 1991, les États-Unis ne se sont plus sentis obligés de mener une politique de coexistence fondée sur le principe de destruction mutuelle assurée. 

Ce concept avait émergé vers la fin des années 1960, quand les Américains avaient compris qu’une course aux armements incontrôlée n’offrait aucune perspective de victoire face à l’Union soviétique, car personne ne sort gagnant d’une guerre nucléaire. Cette prise de conscience avait conduit l’administration Nixon à mener une politique d’ouverture. Des négociations sur les limitations des armements nucléaires stratégiques avaient été lancées à ce moment-là et les deux superpuissances étaient tombées d’accord pour ne pas développer ni déployer des systèmes de défense antimissile. L’accord d’interdiction des systèmes de défense antimissile (Traité ABM), signé en 1972, avait ainsi constitué le socle des nouvelles règles de coexistence entre les deux superpuissances nucléaires. 

Cependant, dès les années 1980, avec les premiers signes de débâcle soviétique, les Américains se sont mis à croire en un possible dépassement, grâce à leur supériorité technologique, du principe de destruction mutuelle assurée et en la mise en place d’un nouveau système de sécurité plus avantageux pour eux. C’était l’idée lancée par le président Reagan de la fameuse SDI (Strategic Defense Initiative), surnommée pas la presse le « Star Wars concept ». Autrement dit, la progressive remise en cause du principe d’égalité entre superpuissances a commencé dès les années 1980. 

Aujourd’hui, cette logique est malheureusement arrivée à son terme et les Américains se sont convaincus qu’ils n’ont plus besoin de maintenir le régime établi à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Cette approche est très risquée, car la Russie, bien qu’affaiblie et ne possédant un potentiel comparable à celui de l’Union soviétique, reste malgré tout une puissance militaire disposant d’un impressionnant arsenal nucléaire stratégique. Peut-être sera-t-il possible de remplacer un jour le principe de destruction mutuelle assurée par un autre régime moins sinistre, mais pour l’instant je ne vois pas lequel.

Parce qu’ils se sont retirés du Traité ABM, du Traité INF et du Traité Ciel Ouvert, les États-Unis portent une part de responsabilité dans la dégradation du système de contrôle des armements. Pensez-vous que la Russie puisse encore faire confiance à un partenaire qui s’est si souvent soustrait à ses engagements ? 

Comme je vous l’ai déjà dit, les États-Unis ne considèrent plus la Russie comme une superpuissance. Que les États-Unis se soient retirés de tous les traités encadrant leurs relations avec Moscou est une manifestation claire de leur volonté de remplacer des relations fondées sur les principes d’égalité et de destruction mutuelle assurée par un autre système qui, selon eux, refléterait mieux la nouvelle réalité et leur serait plus avantageux. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une question de confiance, mais de vision du monde. Avant de reparler de confiance, les Américains devront admettre que leur approche des équilibres mondiaux ne prend pas en compte le fait que la Russie reste qu’on le veuille ou non une puissance nucléaire. Dès que Washington redeviendra réaliste à ce sujet, nous pourrons revenir à des discussions spécifiques et à la recherche d’éléments propres à restaurer une confiance mutuelle.

Selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS), le 1er juin 2025, l’Ukraine a utilisé des essaims de drones pour « détruire une fraction significative de la force de bombardiers russes à capacité nucléaire ». Une telle action n’a pu être mené sans le soutien des Occidentaux. Le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov, a publiquement accusé les services britanniques (MI6/SAS). Or la Russie laisse volontairement ses bombardiers à l’extérieur – et donc vulnérables – pour qu’ils soient visibles par les satellites américains, afin de respecter les obligations de vérification du traité bilatéral américano-russe New START. Comment interpréter cette attaque dans un tel contexte ?  

À mon avis, les deux problèmes ne sont pas vraiment liés. Dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, il y a des frappes des deux côtés, il y aussi beaucoup de désinformation et de spéculations. Il ne serait pas correct de mettre sur le même plan les péripéties de cette guerre et les relations entre les deux principales puissances nucléaires que sont la Russie et les États-Unis. Pour l’instant, et il faut s’en réjouir, la Russie et les États-Unis font le maximum pour éviter une escalade et pour que ce conflit reste local.

Le désarmement présuppose une confiance politique qui semble aujourd’hui très mise à mal. Faut-il, selon vous, restaurer la confiance avant tout dialogue sur les armes nucléaires — ou au contraire utiliser le désarmement comme instrument de rétablissement de cette confiance ? Dans cette perspective, pensez-vous qu’il y ait une chance que le traité New START, qui limite à 700 le nombre de lanceurs nucléaires stratégiques déployés et à 1550 le nombre de têtes nucléaires déployées sur ces lanceurs, soit prolongé avant son expiration ?

Le désarmement, ou plutôt le contrôle des armements, est à la fois le résultat de la confiance et une mesure de la confiance. Le fait que les États-Unis acceptent de limiter leurs armements montre qu’à leurs yeux ces mesures assurent leur sécurité plus efficacement. Le souci principal de n’importe quel état est d’assurer sa sécurité extérieure. C’est la raison pour laquelle les États-Unis renforcent leur armée et développent de nouvelles armes. Mais cette démarche est onéreuse et peut s’avérer inefficace si vos adversaires potentiels agissent de même. Sans parler du risque que vos adversaires acquièrent des armes plus sophistiquées et plus efficaces que les vôtres. C’est pourquoi trouver un accord avec vos adversaires pour contrôler le niveau des armements est une garantie de sécurité réelle et assez efficace. Autrement dit, tout accord sur le contrôle des armements est, avant tout, une mesure de sécurité. Et secondairement une marque de confiance. 

Pour ce qui est de la prolongation du traite New START, comme je l’ai dit plus haut, rien ne sera possible tant que les États-Unis ne modifieront pas leur vision des équilibres mondiaux. Le facteur psychologique est ici important. Depuis le XIXe siècle, les Américains se perçoivent comme exceptionnels, au-dessus des autres peuples, ce qui peut les conduire à de dangereuses erreurs d’appréciation.    

Sans inspections ni limitations, comment maintenir une prévisibilité stratégique ? Pensez-vous que la dissuasion nucléaire seule — l’assurance d’une destruction mutuelle — puisse remplacer le rôle stabilisateur des traités ? 

La dissuasion nucléaire seule est un concept très risqué, même si vous êtes la seule superpuissance. Sans relations de confiance ni de respect pour vos partenaires, quand bien même vous les jugeriez faibles, vous resterez toujours vulnérable. Les traités ne remplacent pas la dissuasion, mais ils facilitent la prévisibilité et la transparence. Je dirais qu’ils complètent la dissuasion à travers des mécanismes de vérification et de contrôle.

Dans le contexte de la guerre entre la Russie et de l’Ukraine soutenue par les pays de l’OTAN, la fin du contrôle des armes nucléaires vous paraît-il prendre un sens particulier ?

Encore une fois, je ne crois pas qu’il faille faire de lien entre le conflit russo-ukrainien et le système de contrôle des armes nucléaires. Heureusement, jusqu’à présent, ces événements sont restés dans des espaces séparés, suivant des logiques parallèles. 

Le 19 novembre 2024, M. Vladimir Poutine a approuvé un document intitulé « Principes fondamentaux de la politique d’État de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire ». Certains analystes considèrent que ce document assouplit les conditions de recourt à l’arme nucléaire. Quelle évaluation faite vous de ce document ? Quel sens politique lui donner ?

Je ne partage pas l’avis selon lequel ce document assouplirait significativement les conditions de recourt à l’arme nucléaire. Il faut resituer son adoption dans le contexte géopolitique actuel. Pour la Russie, comme avant pour l’Union soviétique, l’arsenal nucléaire est un instrument de dissuasion et de défense ultime de la souveraineté et du territoire. L’Union soviétique avait une armée beaucoup plus importante que la Russie d’aujourd’hui, dont une partie était déployée en Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Elle avait par ailleurs noué en 1955 une alliance militaire forte, le Pacte de Varsovie. Selon la doctrine de l’époque, les forces militaires soviétiques conventionnelles basées en Europe de l’Est et celles du Pactes Varsovie formaient la première ligne en cas de conflit avec l’OTAN. L’Union soviétique n’envisageait l’utilisation d’armes nucléaires qu’en cas de défaite totale de ces forces armées conventionnelles, et ceci afin d’éviter toute saisie de son territoire. Aujourd’hui, le Pacte de Varsovie n’existe plus. À la place, nous avons d’anciens pays membres devenus membres de l’OTAN… Le document approuvé par M. Poutine est une simple adaptation à cette nouvelle donne. Mais le principe de l’utilisation des armes nucléaires comme instrument de dissuasion et comme dernier moyen pour éviter l’évasion territoriale demeure le même.

La fin de New START pourrait-elle ouvrir la voie à une architecture de sécurité entièrement nouvelle — non plus occidentale, mais multipolaire, intégrant la Chine, l’Inde ou même les puissances régionales nucléaires ?

Ce serait souhaitable, mais la construction d’une architecture multipolaire intégrant les autres pays possédant les armes nucléaires ne peut commencer par la destruction de l’architecture existante. Il serait beaucoup plus logique de conserver cette dernière, tout en initiant un processus d’adhésion d’autres pays nucléaires – avant tout la Chine – au système de mesure de la confiance mutuelle et aux mécanismes de contrôle et vérification.

Recevez une information neutre et factuelle

En cliquant sur le bouton « S'abonner », vous confirmez que vous avez lu et que vous acceptez notre politique de confidentialité et nos conditions d'utilisation.