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«1984 ressemble de plus en plus à un mode d’emploi». Une interview avec Fernand Kartheiser

Fernand Kartheiser est un homme politique luxembourgeois qui a été élu au Parlement européen en 2024, marquant la première fois qu’un membre du Parti réformiste démocratique alternatif obtenait un siège. En 2025, Kartheiser a été banni du groupe des Conservateurs et réformistes européens en raison de sa visite en Russie.

Guillaume de Sardes : Vous mettez en garde depuis longtemps contre ce que vous appelez la « dérive fédéraliste » de l’Union européenne, un processus qui, selon vous, érode la souveraineté nationale et la responsabilité démocratique. Compte tenu des développements actuels, tels que l’intégration accrue en matière de défense, la centralisation des politiques fiscales et la coordination des positions en matière de politique étrangère, pensez-vous que l’UE soit encore conciliable avec le principe d’États-nations souverains ? Selon vous, à quoi ressemblerait une architecture européenne véritablement coopérative, plutôt que fédéralisée, dans le monde multipolaire d’aujourd’hui ?

La dérive fédéraliste s’est accélérée après le Brexit. Depuis, chaque crise a été mise à profit pour accroître les pouvoirs de la Commission. La COVID a servi à renforcer son influence dans le secteur de la santé ; la guerre en Ukraine est intentionnellement alimentée et prolongée afin de permettre le transfert de compétences supplémentaires à l’UE dans les domaines de la défense, de la sécurité et de la politique étrangère. La violation des compétences nationales est de plus en plus flagrante. Un bon exemple en est le contrôle croissant exercé par la Commission sur les politiques du logement, qui relevaient jusqu’à il y a peu de la compétence exclusive des États membres. Aujourd’hui, le rôle de ces derniers est réduit à quelques questions fiscales et budgétaires, à la politique sociale, à la culture et à l’éducation, à la politique étrangère dans une moindre mesure et, surtout, à la modification des Traités. Afin de réduire encore davantage ces compétences, la Commission et le Parlement européen cherchent de nouveaux moyens, tels que la Conférence sur l’avenir de l’Europe, pour faire pression sur les États membres afin qu’ils cèdent des compétences supplémentaires, avec ou sans modification des traités. Cette pression continue et intentionnelle visant à centraliser le pouvoir en Europe a largement porté ses fruits. L’idée d’une « Europe des nations », à laquelle croient fermement de nombreux partis politiques et une grande partie de la population, est sérieusement affaiblie. Comment réagir ? De manière réaliste, la réaction à cette dynamique fédéraliste doit tenir compte du fait que, pour être pertinente à l’échelle mondiale, une certaine fédéralisation de l’Europe est nécessaire.  Une Europe des nations – notamment en matière économique, commerciale ou monétaire – n’a plus beaucoup de sens dans le contexte mondial actuel. Mais, de l’autre côté, il faut être conscient qu’une Europe complétement fédéralisée pourrait représenter un danger pour les États membres et leurs citoyens. Par exemple, la politique étrangère centralisée de l’UE à l’égard de l’Ukraine et de la Russie rejette la diplomatie au profit de la confrontation et de la guerre ; la loi européenne sur les services numériques impose la censure et limite la liberté d’expression. Par conséquent, une UE plus fédérale pourrait même mener à une diminution de la sécurité et de la liberté. À mon avis, nous devons désormais envisager des modifications des Traités qui protègent mieux les intérêts des États membres et des citoyens de l’UE. Tout d’abord, il faut abolir la présomption générale de primauté du droit de l’UE sur le droit national. Si une telle priorité a du sens pour le marché intérieur, elle n’est pas nécessaire dans d’autres domaines. Nous devons également rejeter la militarisation de l’UE et discuter des questions de défense dans d’autres instances. Nous devons donner au Conseil de l’UE le droit général de prendre des initiatives législatives et limiter le droit d’initiative de la Commission aux questions strictement liées au marché intérieur, au commerce, etc., en excluant explicitement les aspects transnationaux des prestations familiales et autres questions relevant des compétences nationales. Je pense également que les membres du Parlement européen ne devraient plus tous être élus à la même date, que les droits co-législatifs du Parlement européen doivent être limités et que celui-ci ne puisse plus adopter de résolutions concernant un État membre de l’UE. La loi sur les services numériques doit également être abolie, car elle représente une menace trop grave pour la liberté d’expression en Europe. Nous avons en outre besoin d’une clause générale de retrait, permettant aux États membres de se retirer librement de toute politique de l’UE qu’ils jugent incompatible avec leurs intérêts nationaux. La Cour de justice de l’Union européenne devrait protéger les droits souverains des nations comme principe fondamental de ses arrêts plutôt que de poursuivre un agenda fédéraliste. Le budget de l’UE doit dépendre uniquement des contributions des États membres, tandis que les « ressources propres » de l’Union devraient être supprimées. Nous devrions également abandonner la reconnaissance automatique dans toute l’Union des jugements civils rendus dans d’autres États membres. Ce ne sont là que quelques suggestions sur la manière dont nous pouvons renforcer à nouveau les États membres sans sacrifier l’unité européenne dans la mesure où elle est utile.

En tant que fervent défenseur de la neutralité nationale et européenne, vous avez souvent remis en question l’alignement sur les programmes militaires de l’OTAN et des États-Unis. Comment interprétez-vous la militarisation actuelle de l’Europe en réponse au conflit ukrainien et quelles conséquences prévoyez-vous si l’Europe continue à subordonner ses intérêts stratégiques à ceux des alliances transatlantiques ? Pensez-vous que la neutralité, autrefois considérée comme un pilier de l’autorité morale des petits États, a été politiquement délégitimée dans l’Europe contemporaine ?

Vous avez raison de mentionner la délégitimation de la neutralité ces dernières années. Pire encore, des pays comme l’Autriche et la Suisse ont été progressivement poussés à s’aligner sur l’OTAN. Je crains également que l’adhésion inexplicablement rapide et probablement contre-productive de la Suède et de la Finlande à l’OTAN – sans référendum – ne soit due à une pression excessive de la part de quelque grand État. L’histoire a montré que la neutralité ne peut pas toujours protéger des conflits armés. Elle présente néanmoins un certain nombre d’avantages. Les États qui pratiquent une neutralité crédible et authentique peuvent offrir leurs bons offices dans les situations de crise. Ils peuvent également éviter de se laisser entraîner dans l’hystérie qui précède les conflits et, enfin, ils ne sont pas obligés de participer à une course aux armements.  Jusqu’à la guerre en Ukraine, j’étais toujours favorable à l’appartenance de mon pays à l’OTAN. Mais c’est avec une grande consternation que je vois aujourd’hui que cette guerre est principalement menée pour étendre l’OTAN à l’Europe de l’Est, et je suis donc devenu plus méfiant et inquiet à l’égard de la politique de l’OTAN. De surcroit, j’ai le sentiment qu’au sein de cette alliance, nous ne sommes plus véritablement des alliés mais un groupe d’États réduits au rôle de simples vassaux des États-Unis. Le dernier sommet de l’OTAN à La Haye en a été une démonstration spectaculaire. La militarisation actuelle de l’UE est également un problème grave. Sous l’impulsion de certains États ouvertement russophobes, tels que les États baltes et la Pologne, tous les autres sont poussés à adopter une posture offensive. Très peu de personnes en Europe souhaitent aujourd’hui discuter des mécanismes de contrôle des armements, des mesures de confiance ou d’une architecture européenne de sécurité. Malheureusement, je vois très peu de dirigeants européens capables aujourd’hui de définir les intérêts européens et de les défendre sur la scène internationale. Je conclurai en disant que si l’OTAN ne peut pas redevenir une alliance défensive de pays égaux et souverains, je préférerais que le Luxembourg adopte une politique de neutralité. À cette fin, j’aimerais explorer les moyens de moderniser le concept de neutralité. Je pourrais imaginer, par exemple, une « neutralité intra-alliance » dans laquelle un pays ferait partie d’une alliance politico-militaire, mais indiquerait clairement dans quels cas il resterait neutre. Il pourrait alors participer aux activités communes, à l’intégration et à la prise de décision, mais aussi définir clairement les limites de son engagement. Ce type d’arrangement pourrait, pour l’instant, être plus facilement accepté au sein de la communauté euro-atlantique qu’une neutralité totale et absolue en dehors d’un groupe plus large d’États. On pourrait également imaginer une adhésion limitée à la coopération politique, excluant toute collaboration militaire. Fondamentalement, nous devrions permettre différents niveaux de solidarité, laissant ainsi place à une interprétation plus large de la neutralité.

Votre position sur la guerre en Ukraine, en particulier vos critiques des récits occidentaux, a suscité à la fois soutien et controverse. Comment évaluez-vous la stratégie de l’Union européenne dans ce conflit ? Quelle approche diplomatique ou géopolitique alternative l’Europe devrait-elle poursuivre pour reconstruire le dialogue, tout en préservant sa sécurité et sa souveraineté à long terme ?

L’Union européenne poursuit une politique suicidaire. L’abandon des approvisionnements énergétiques russes, le retrait du marché russe, la poursuite d’une course aux armements coûteuse et la rupture de la quasi-totalité des relations politiques avec la Russie ont trois conséquences principales. Premièrement, la dépendance politique et économique à l’égard des États-Unis est devenue presque totale. Deuxièmement, l’économie européenne perd sa compétitivité et son attrait. Troisièmement, l’UE n’est plus un interlocuteur pertinent sur la scène internationale. Au lieu d’isoler la Russie, elle s’est isolée elle-même. Il n’est plus nécessaire de parler aux Européens. Les États tiers abandonnent le dialogue diplomatique avec Bruxelles, préférant s’adresser directement à leurs maîtres à Washington ou à Moscou. Les raisons de cette évolution sont multifactorielles : elles sont en partie politiques (dues à la domination du lobby russophobe au sein de l’UE), en partie liées à des nominations malencontreuses à des positions clés (par exemple la nomination de Mme Kallas ou de M. Kubilius à des postes clés de la Commission européenne), en partie structurelles (en raison de la marginalisation des États membres dans une UE de plus en plus militarisée, radicalisée et fédéralisée). Si l’UE veut sortir de l’impasse dans laquelle elle s’est engagée, elle doit rétablir des relations diplomatiques, politiques et économiques avec la Russie et s’émanciper de la domination de Washington.

Vous avez été exclu du parti ECR et êtes devenu député non inscrit au Parlement européen, apparemment en raison de divergences irréconciliables sur des questions et des principes politiques fondamentaux. Qu’est-ce que cet épisode révèle sur l’espace pour la dissidence idéologique et le pluralisme au sein des partis politiques européens aujourd’hui ? Pensez-vous que les partis sont devenus de plus en plus intolérants à l’égard des voix qui remettent en question les récits géopolitiques ou culturels dominants ?

J’ai été exclu du groupe politique ECR au Parlement européen en raison, selon mes propres termes, de mon refus d’adhérer à sa politique russophobe. L’ECR s’est montrée intransigeante lorsque j’ai accordé une interview à un média russe en décembre 2024 et a été de plus en plus irritée par le fait que je ne partageais pas leur point de vue unilatéral sur la guerre en Ukraine. Ma tentative de rétablir un certain engagement diplomatique entre le Parlement européen et la Douma d’État lors de ma visite à Moscou en mai dernier a constitué à leurs yeux une « ligne rouge » que j’aurais dépassée.  Je pense que cela montre à quel point l’ECR s’est transformé en profondeur ces dernières années. Je suis membre de l’ECR depuis seize ans et j’ai toujours apprécié que l’ECR soit un parti politique qui défende des valeurs communes, telles que la souveraineté nationale, la protection de la famille, le libre-échange, etc., tout en laissant aux partis membres la liberté politique de mener des politiques en fonction de leurs programmes et priorités nationaux. Aujourd’hui, l’ECR se soviétise, impose un point de vue unique et menace ceux qui osent le contester. Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il y a une montée de l’intolérance. La liberté doit être défendue à tout moment pour empêcher l’autoritarisme de s’enraciner dans nos pays occidentaux, y compris au sein des partis politiques et des organisations internationales dont nous faisons partie. Il est profondément regrettable que de nombreux partis politiques et médias traditionnels choisissent aujourd’hui de soutenir ces tendances totalitaires plutôt que de lutter pour le pluralisme politique et la liberté d’expression.

Vous avez exprimé la crainte que l’immigration incontrôlée, associée à un multiculturalisme idéologique, ne conduise à une perte de cohésion culturelle et d’identité nationale en Europe. Les critiques qualifient ces opinions de xénophobes ou de réactionnaires, tandis que les partisans affirment qu’elles sont enracinées dans des préoccupations civilisationnelles légitimes. Comment réagissez-vous à cette tension ? Quel type de politique migratoire préconiseriez-vous, qui respecte la dignité humaine tout en préservant la continuité culturelle et politique de l’Europe ?

Toute politique migratoire doit être conforme à la loi, en particulier aux lois sur l’immigration. Si tel n’était pas le cas, l’État violerait ses propres lois, ce qui est incompatible avec le concept d’État de droit. L’immigration illégale ne peut donc être tolérée. Cela n’a rien à voir avec la xénophobie, car la lutte contre l’immigration illégale est parfaitement compatible avec une politique d’immigration légale. Afin de garantir l’équité et d’éviter les difficultés, les politiques d’immigration doivent respecter plusieurs normes essentielles, qui se traduisent par des questions clés telles que : Les personnes concernées sont-elles toujours traitées avec dignité ? Nos mesures contre l’immigration illégale empêchent-elles les personnes visées de prendre des risques dangereux ? Atténuons-nous la fuite des cerveaux dans les pays d’origine ? Comment lutter contre la criminalité organisée, en particulier la traite des êtres humains et l’infiltration criminelle, dans le contexte des migrations ? Afin de favoriser l’acceptation de l’immigration par la société, les politiques doivent éviter de donner l’impression que l’immigration massive est une solution aux défis démographiques. L’immigration doit également s’accompagner de programmes d’intégration solides. Les immigrants qui enfreignent les lois ou refusent de s’intégrer doivent retourner dans leur pays d’origine.

Comment évalueriez-vous la santé de la démocratie en Europe aujourd’hui ? Non pas en termes formels, mais en termes de capacité des citoyens à exprimer d’autres points de vue sans craindre de conséquences professionnelles, juridiques ou de réputation ?

Cette question met en évidence un phénomène inquiétant : la transformation orwellienne de nos sociétés. Comme beaucoup le font remarquer à juste titre, le roman 1984 de George Orwell était une fiction, mais il ressemble de plus en plus à un mode d’emploi. Nos sociétés perdent leur essence démocratique, probablement aussi en raison d’un respect décroissant pour l’individu, pour chaque citoyen. Le caractère sacré de la vie humaine est érodé par des pratiques telles que l’avortement et l’euthanasie. Les religions sont marginalisées dans des sociétés toujours plus matérialistes et sécularisées. La liberté d’expression est restreinte par des concepts vagues tels que « discours de haine », « désinformation » ou « manipulation ». Le pluralisme politique est supplanté par une « diversité » superficielle qui privilégie les caractéristiques ou les comportements extérieurs plutôt que l’excellence intellectuelle. L’identité biologique est remise en cause par une idéologie du genre non scientifique. Les libertés artistiques et académiques sont menacées par l’intolérance. La dissidence politique est progressivement réprimée. L’intelligence artificielle pourrait encore exacerber cette homogénéisation de nos sociétés. À mon avis, nous vivons à une époque où la principale menace pour notre liberté ne vient pas d’un ennemi extérieur, mais de l’intérieur. Cela exige un courage exceptionnel, car il est beaucoup plus difficile de s’opposer à des amis, des collègues, des membres de sa famille, des élus, des universitaires ou des connaissances qui cherchent à restreindre nos libertés que d’affronter un adversaire étranger. Dans cette lutte, les véritables démocrates doivent s’unir et coordonner leurs efforts. Il s’agit d’une bataille pour les principes fondamentaux de nos sociétés libres et démocratiques : la dignité humaine et la liberté. En réfléchissant aux défis qui nous attendent, je repense à la Déclaration d’indépendance des États-Unis : « Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Que pour garantir ces droits, des gouvernements sont institués parmi les hommes, tirant leurs pouvoirs légitimes du consentement des gouvernés, que chaque fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ces fins, le peuple a le droit de la modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement… ».

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