Sylvie Bermann a été ambassadeur de France à Pékin (2011), Londres (2014) et Moscou (2017). Auteur de plusieurs essais, elle est aujourd’hui présidente du conseil d’administration de l’IHEDN.
Guillaume de Sardes : Ambassadeur de France à Pékin puis à Moscou, vous êtes très au fait des rapports économiques et politiques entre la Chine et la Russie. Vous venez de leur consacrer un essai L’Ours et le Dragon (Tallandier), qui les replace dans une perspective historique. Vous y rappelez notamment que le Parti communiste chinois (PCC) a été fondé en 1921 à Shanghai sous l’égide de deux délégués du Komintern. Alors que l’Union soviétique a disparu en 1991, le PCC continue – imperturbablement, semble-t-il – de diriger la Chine. Depuis Deng Xiaoping, le parti insiste cependant sur la sinisation du marxisme. La Charte du PCC, révisée en 2022, parle même de « socialisme à la chinoise pour une nouvelle ère ». Que reste-t-il aujourd’hui de la pensée marxiste au sein du PCC ? Quels traits vous paraissent au contraire spécifiquement chinois ?
Sylvie Bermann : Le Parti communiste chinois est avant tout un parti léniniste conçu pour conquérir et conserver le pouvoir. Il a plutôt bien réussi à cet égard. La Chine est clairement un État-Parti ou un Parti-État, les deux étant confondus. La rhétorique marxiste, déjà sinisée par Mao, pour la plus grande irritation de Staline, a fait place à une dialectique pragmatique inspirée par Deng Xiaoping. Ce dernier l’avait formulée de façon imagée : « peu importe qu’un chat soit noir ou blanc pourvu qu’il attrape la souris ». La définition du régime (qui avait pris la forme d’un oxymore : « socialisme de marché aux couleurs de la Chine ») est désormais comme vous l’indiquez celle d’un « socialisme à la chinoise pour une nouvelle ère ». Le terme « à la chinoise » autorise toutes les libertés et les développements décidés par le Parti. La force de la civilisation chinoise a toujours été la sinisation des envahisseurs et des idées. Il n’est d’ailleurs plus question de communisme, même si le nom du PCC, qui a un temps fait débat, a été conservé pour des raisons historiques. Ce socialisme à la chinoise est aussi paradoxalement une forme de capitalisme d’État, le Secrétaire général du Parti étant le PDG de l’entreprise China Inc. J’avais demandé à un homme d’affaires russe, qui estimait que la période de l’Union soviétique n’était pas aussi négative qu’on le disait, ce qu’il ferait aujourd’hui si l’Union soviétique était encore en place. Il m’a répondu qu’il suivrait l’exemple chinois. Selon lui, les Chinois avaient été plus malins que les Russes, car ils avaient conservé la structure du Parti tout en autorisant un développement capitaliste…
Vous rappelez dans votre essai que depuis un premier voyage de Boris Eltsine en Chine en 1992, puis la signature en 1996 d’un « partenariat stratégique d’égalité et de confiance mutuelle pour le XXIe siècle », les liens entre la Russie et la Chine n’ont cessé de se renforcer jusqu’à devenir une « amitié sans limite ». Vous nuancez cependant ce rapprochement en expliquant qu’il est avant tout géopolitique et que les populations russe et chinoise n’éprouvent l’une pour l’autre que de l’indifférence. Selon vous, les Chinois « n’apprennent plus la langue russe », tandis que les Russes « qui se sentent profondément européens, ne voient aucun intérêt à apprendre le mandarin ». Pensez-vous que cette situation sera amenée à évoluer, notamment sous l’effet des sanctions qui coupent toute forme d’échanges (touristiques, universitaires, scientifiques, technologiques, économiques, etc.) entre l’Europe et la Russie ?
L’existence d’un ennemi commun, les États-Unis, a conduit à ce rapprochement et à l’expression de cette « amitié sans limite » – ou « amitié d’acier » – en vertu d’un adage intangible en diplomatie : l’ennemi de mon ennemi est mon ami… Il s’agissait d’un choix stratégique des deux présidents autocrates qui sont de la même génération, partagent une vision du monde anti-occidentale et souhaitent la mise en place d’un monde multipolaire dédollarisé.
Certes, jusqu’à présent, les populations restent méfiantes, les Chinois estimant que la Russie est un échec sur le plan économique et les Russes se revendiquant de culture européenne. Mais les choses pourraient changer sous l’effet de la rupture totale de Moscou avec l’Europe. Le déclenchement de la guerre en Ukraine contraint la Russie à un rapprochement global avec la Chine : politique, économique, militaire, mais aussi scientifique et culturel. Lors de la visite à Moscou du président Xi Jinping, le 9 mai 2025, à l’occasion de la commémoration de la victoire sur le nazisme, plusieurs accords ont ainsi été signés dans le domaine culturel et éducatif entre les grands établissements qui prévoient notamment l’enseignement réciproque des langues chinoise et russe. Le tourisme est facilité par l’absence de procédure de visa entre les deux pays. Tout cela aura des conséquences dans le futur.
Après avoir analysé avec précision les liens de différentes natures qui unissent la Chine et la Russie, vous concluez : « le partenariat est certes inégal, mais il n’y a pas de vassalisation de la Russie, comme on le lit souvent dans les médias occidentaux. » Comment expliquer que cette idée erronée de vassalisation se soit répandue au point de devenir un lieu commun ?
Il y a une tendance à considérer qu’un partenariat asymétrique conduit nécessairement à une vassalisation du plus faible. En réalité, si chacun est conscient de la réalité du rapport de force, Vladimir Poutine estime que la Chine – contrairement à l’Occident – ne menace pas l’identité de la Russie. À aucun moment la Chine n’a imposé ou cherché à imposer un changement de politique à la Russie, qui ne s’y plierait d’ailleurs pas. Les échanges économiques entre les deux voisins se sont beaucoup renforcés, ce qui a permis à la Russie de compenser la chute des ventes de pétrole et de gaz aux Européens.
Pékin, de son côté, veille à manifester la plus grande considération pour la Russie. C’est aussi un pari sur l’avenir. Dans l’hypothèse d’une intervention à Taïwan, la Chine attendra de la Russie, également membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la même solidarité que celle dont elle a fait preuve sur la question ukrainienne.
Enfin, l’« invasion » supposée de l’Extrême-Orient russe sous-peuplé par les Chinois est un mythe. Les Chinois du nord de la Chine sont rebutés par la rudesse des conditions de vie dans cette région. Ils sont bien davantage attirés par le Sud de leur propre pays, notamment par l’île de Hainan.
La Russie et la Chine font toutes deux partie des BRICS (fondés en 2009) et de l’OCS (fondée en 2001). Pourriez-vous nous expliquer le rôle de ces deux organisations dans la reconfiguration du monde ?
Ces deux organisations, faisant concurrence au G7 occidental qui a longtemps prétendu être le directoire du monde, visent à affirmer les intérêts de ce que l’on appelle par convenance le « Sud global ». Elles traduisent l’émergence du nouveau monde multipolaire.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), devenus BRICS+ avec l’entrée de cinq nouveaux membres (Égypte, Émirats-Arabes-Unis, Éthiopie, Indonésie, Iran), promeuvent un monde non soumis aux règles occidentales, protégés notamment des sanctions extraterritoriales par le recours au Yuan pour les transactions commerciales. De nouvelles candidatures témoignent de l’attractivité de cette enceinte même si elle reste assez hétérogène. Depuis plusieurs années, les sommets des BRICS, dont l’objectif était initialement plutôt économique, adoptent des déclarations de nature politique. Ce club représente désormais plus de la moitié de la population mondiale et 40% du PIB mondial. Lors de la réunion de Kazan autour de Vladimir Poutine, paria du monde occidental, en octobre 2024, la presse russe a ainsi pu qualifier les BRICS de « majorité mondiale ».
L’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) a été créée à l’origine pour traiter des questions de sécurité (lutte contre le terrorisme, le séparatisme, l’extrémisme, les trafics de stupéfiants et l’immigration illégale) avec les pays d’Asie centrale à la suite de la dislocation de l’Union soviétique. Cette enceinte, qui s’était réunie de façon relativement discrète jusqu’à présent, a fait un impressionnant « coming out » à Tianjin, en septembre 2025, en marge de la commémoration du quatre-vingtième anniversaire de la victoire contre le Japon. Ce club, qui s’est progressivement élargi à l’Inde, au Pakistan et à l’Iran, représente aujourd’hui près de la moitié de la population mondiale et près du quart du PIB mondial. La Chine s’impose comme le leadernaturel de ces deux organisations, les BRICS et l’OCS.
Vous évoquez dans votre essai les liens anciens de la Russie avec le Moyen-Orient, liens notamment tissés par des diplomates arabophones héritiers d’Evgueni Primakov. Vous parlez notamment des « relations privilégiées » qui existent entre le Kremlin et le général Haftar. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
La diplomatie russe a une excellente école moyen-orientale. Des diplomates arabophones mettent effectivement en œuvre, dans l’esprit de l’ancien Premier ministre et ministre des affaires étrangères, Evgueni Primakov, une politique tous azimuts dans cette zone. À la veille de la guerre en Ukraine, et à la suite de l’appui apporté au régime de Bachar Al-Assad, Moscou était même considéré comme la « nouvelle Mecque du Moyen-Orient ». Se fondant sur les liens développés du temps de l’Union soviétique, la Russie a noué des relations sans exclusive avec tous les États et mouvements révolutionnaires voire terroristes de la région. La Russie a condamné la violation par la force d’intervention franco-britannique contre la Libye de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, laquelle avait autorisé la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne pour prévenir les massacres de populations, mais pas un changement de régime avec l’élimination de Kadhafi. Depuis la division du pays, la Russie a fait le choix du général Haftar, chef de l’armée nationale libyenne qui règne dans l’Est du pays. Elle a développé avec lui une coopération militaire et stratégique, qui est passée au départ par la milice Wagner. Depuis l’éviction de Bachar Al-Assad en Syrie et la vulnérabilité de la base navale de Tartous, la Libye a acquis pour la Russie un rôle de point d’appui majeur dans la région. Moscou se montre ainsi particulièrement intéressé par un accès à la base de Tobrouk.
Il y a un pays dont vous n’avez pas eu l’occasion de parler dans votre essai : les Émirats arabes unis. Leur proximité avec la Russie est pourtant grande. Les EAU côtoient la Russie au sein des BRICS et de l’OPEP+. Les deux pays se qualifient même de « partenaires stratégiques ». Quelle évaluation faites-vous de leurs rapports ? Comment ceux-ci sont-ils appelés à évoluer ?
La Russie a effectivement développé un partenariat stratégique dans les domaines commercial, énergétique et sécuritaire avec les Émirats arabes unis. Les EAU sont désormais membres des BRICS+, de l’OCS et de l’OPEP+. Les rencontres sont régulières entre le président Poutine et son homologue Mohamed ben Zayed. Les EAU ont joué un rôle de médiateur pour faciliter les échanges de prisonniers entre la Russie et les États-Unis, ainsi qu’entre la Russie et l’Ukraine. En 2025, un traité d’investissement bilatéral facilitant l’accès des entreprises russes aux secteurs des services, de la technologie, des transports et de la finance dans les EAU a été signé, et on estime que les échanges commerciaux entre les deux pays pourraient doubler d’ici 2030.
Pour terminer, j’aimerais discuter d’un passage de votre essai qui m’a surpris. Vous y affirmez que « Vladimir Poutine a toujours superbement ignoré l’économie ». Depuis son accession au pouvoir, l’économie russe s’est pourtant développée et diversifiée au point de passer du 11e au 4e rang mondial en parité de pouvoir d’achat. Pensez-vous que ce résultat soit uniquement dû au fait que le Président russe a su stabiliser la situation intérieure, tandis que le marché mondial des hydrocarbures était en hausse ?
Les années 90 qui ont suivi la chute de l’Union soviétique sont considérées comme des années humiliantes pour la Russie : une jungle sur le plan sécuritaire, une économie dévastée avec une inflation qui a atteint jusqu’à 2500% et un dirigeant alcoolique devenu la risée du monde. Vladimir Poutine a rétabli la stabilité et la dignité du pays. Il a en effet bénéficié du prix élevé des hydrocarbures et d’un contexte économique favorable. S’il a mis au pas les oligarques, il n’a pas su mener les réformes structurelles nécessaires à la transformation d’une économie rentière dépendant des hydrocarbures en une économie moderne, à l’instar de l’économie chinoise, alors que les ingénieurs et mathématiciens soviétiques étaient parmi les meilleurs au monde. La Russie est certes devenue, après être passée en économie de guerre, la quatrième économie mondiale en parité de pouvoir d’achat avec un taux de croissance de plus de 4% en 2023 et 2024, mais un fort ralentissement économique a eu lieu en 2025 (taux d’inflation et d’intérêt élevés, surchauffe et manque de main-d’œuvre dans l’économie civile). Le succès russe est donc à nuancer.
Vladimir Poutine, obsédé par la sécurité et sa volonté de domination militaire ainsi que par ses objectifs en Ukraine, n’a pas saisi l’offre de Donald Trump de réhabilitation sur la scène internationale, de partenariat économique assorti de la levée des sanctions. Il aurait pourtant pu ainsi rafler la mise et engager son pays dans un partenariat ambitieux avec les États-Unis. C’est une occasion manquée. Vladimir Poutine continue d’accorder la priorité à la géopolitique plutôt qu’à l’économie.