Jeffrey Sachs est professeur à l’Université de Columbia et conseiller spécial auprès du secrétaire général des Nations unies António Guterres. Il est l’auteur de nombreux essais principalement consacrés à l’économie.
Monsieur le Chancelier fédéral Merz,
Vous avez à plusieurs reprises évoqué la responsabilité de l’Allemagne en matière de sécurité européenne. Cette responsabilité ne saurait être remplacée par des slogans, une mémoire sélective ou la normalisation d’une rhétorique de guerre. Les garanties de sécurité ne sont pas des voies à sens unique : elles fonctionnent dans les deux directions. Il ne s’agit ni d’un argument russe ni d’un argument américain ; c’est un principe fondamental de la sécurité européenne, explicitement inscrit dans l’Acte final d’Helsinki, dans le cadre de l’OSCE et dans des décennies de diplomatie d’après-guerre.
L’Allemagne est tenue d’aborder ce moment avec un sérieux historique et une honnêteté intellectuelle à la hauteur des enjeux. À cet égard, votre rhétorique récente demeure dangereusement en deçà de ce que l’on est en droit d’attendre.
Depuis 1990, les principales préoccupations sécuritaires de la Russie ont été à maintes reprises ignorées, édulcorées ou directement violées – souvent avec la participation active ou la complaisance de l’Allemagne. Cette histoire ne peut être effacée si l’on souhaite mettre fin à la guerre en Ukraine, et elle ne peut être ignorée si l’Europe veut éviter un état de confrontation permanent.
À la fin de la guerre froide, l’Allemagne a donné à la direction soviétique, puis russe, des assurances répétées et sans ambiguïté selon lesquelles l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est. Ces assurances furent fournies dans le contexte de la réunification allemande. L’Allemagne en a tiré d’immenses bénéfices. La réunification rapide de l’Allemagne – au sein de l’OTAN – n’aurait pas été possible sans le consentement soviétique fondé sur ces engagements. Prétendre par la suite que ces assurances étaient dénuées de toute importance ou qu’il ne s’agissait que de remarques anodines ne relève pas du réalisme, mais du révisionnisme historique.
En 1999, l’Allemagne a participé aux bombardements de l’OTAN contre la Serbie, première guerre majeure menée par l’Alliance atlantique sans mandat du Conseil de sécurité des Nations unies. Il ne s’agissait pas d’une action défensive, mais d’une intervention fondatrice qui a profondément modifié l’ordre de sécurité post-guerre froide. Pour la Russie, la Serbie n’était pas une question anodine. Le message était clair : l’OTAN était disposée à recourir à la force au-delà de son territoire, sans mandat de l’ONU et sans tenir compte des objections russes.
En 2002, les États-Unis se sont retirés unilatéralement du traité ABM, pilier de la stabilité stratégique pendant plus de trente ans. L’Allemagne n’a pas formulé d’objection sérieuse. Or, l’érosion de l’architecture du contrôle des armements ne s’est pas produite dans le vide. Les systèmes de défense antimissile déployés toujours plus près des frontières russes ont été perçus à juste titre par Moscou comme déstabilisants. Balayer ces préoccupations d’un revers de main en les qualifiant de paranoïa relevait de la propagande politique, et certainement pas d’une diplomatie avisée.
En 2008, l’Allemagne a reconnu l’indépendance du Kosovo, malgré des avertissements explicites selon lesquels cette décision porterait atteinte au principe de l’intégrité territoriale et créerait un précédent aux conséquences considérables. Une fois encore, les objections russes furent qualifiées de malveillantes, tandis que les inquiétudes de fond furent ignorées.
La pression constante en faveur de l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie – formalisée lors du sommet de Bucarest en 2008 – a franchi les lignes rouges les plus explicites, et ce malgré des objections de Moscou formulées de manière claire, cohérente, répétée et sans équivoque pendant des années. Lorsqu’une grande puissance identifie un intérêt sécuritaire central et le répète inlassablement pendant des décennies, l’ignorer ne relève pas de la diplomatie, mais d’une escalade délibérée.
Le rôle de l’Allemagne en Ukraine depuis 2014 est particulièrement préoccupant. Berlin a négocié, aux côtés de Paris et de Varsovie, l’accord du 21 février 2014 entre le président Ianoukovitch et l’opposition – un accord destiné à mettre fin aux violences et à préserver l’ordre constitutionnel. En l’espace de quelques heures, cet accord a échoué. Un renversement violent du pouvoir s’en est suivi. Un nouveau gouvernement est apparu par des voies inconstitutionnelles. L’Allemagne a immédiatement reconnu ce nouveau régime et l’a soutenu. L’accord garanti par l’Allemagne fut abandonné sans conséquence.
Les accords de Minsk II de 2015 devaient corriger cette trajectoire : ils constituaient un cadre négocié pour mettre fin à la guerre dans l’est de l’Ukraine. L’Allemagne en était de nouveau l’un des garants. Pourtant, pendant sept ans, Minsk II n’a pas été mis en œuvre par l’Ukraine. Kiev en a ouvertement rejeté les dispositions politiques. L’Allemagne ne les a pas imposées. D’anciens dirigeants allemands et européens ont depuis reconnu que Minsk II avait été traité non comme un plan de paix, mais comme une mesure de temporisation. Cet aveu, à lui seul, exige une réflexion approfondie.
Dans ce contexte, les appels à toujours plus d’armes, à une rhétorique toujours plus agressive et à une « détermination » toujours plus grande sonnent creux. Vous invitez l’Europe à oublier son passé récent afin de justifier un avenir de confrontation permanente.
Assez de propagande ! Assez de l’infantilisation morale du public ! Les Européens sont parfaitement capables de comprendre que les dilemmes de sécurité sont réels, que les actions de l’OTAN ont des conséquences et que la paix ne s’obtient pas en faisant comme si les préoccupations sécuritaires de la Russie n’existaient pas.
La sécurité européenne est indivisible. Ce principe signifie qu’aucun pays ne peut renforcer sa propre sécurité au détriment d’un autre sans provoquer l’instabilité. Il signifie aussi que la diplomatie n’est pas de l’apaisement et que l’honnêteté historique n’est pas une trahison.
L’Allemagne l’a autrefois compris. L’Ostpolitik n’était pas une faiblesse, mais une maturité stratégique. Elle reconnaissait que la stabilité de l’Europe dépend du dialogue, du contrôle des armements, des relations économiques et du respect des intérêts sécuritaires légitimes de la Russie.
L’Allemagne a aujourd’hui besoin de retrouver cette maturité. Elle ne doit plus parler comme si la guerre était inévitable, ou pire, vertueuse. La pensée stratégique ne doit plus être réduite à des slogans d’alliance. Elle doit enfin s’attacher à une véritable diplomatie – non comme exercice de communication, mais comme tentative sérieuse de reconstruire une architecture de sécurité européenne incluant la Russie, et non l’excluant.
Une architecture de sécurité européenne renouvelée doit commencer par la clarté et la retenue. Elle exige d’abord une fin sans ambiguïté de l’élargissement de l’OTAN – vers l’Ukraine, la Géorgie et tout autre État situé le long des frontières russes.
L’élargissement de l’OTAN n’était pas une conséquence inévitable de l’ordre d’après-guerre ; il s’agissait d’un choix politique, pris en violation des assurances solennelles données en 1990 et poursuivi malgré des avertissements répétés quant à la déstabilisation de l’Europe.
La sécurité de l’Ukraine ne sera pas assurée par le déploiement de troupes allemandes, françaises ou d’autres pays européens : cela ne ferait qu’approfondir les divisions et prolonger la guerre. La stabilité passe par la neutralité, appuyée par des garanties internationales crédibles. L’histoire est sans équivoque : ni l’Union soviétique ni la Fédération de Russie n’ont violé, dans l’ordre d’après-guerre, la souveraineté d’États neutres – qu’il s’agisse de la Finlande, de l’Autriche, de la Suède, de la Suisse ou d’autres. La neutralité a fonctionné parce qu’elle prenait en compte les préoccupations sécuritaires légitimes de toutes les parties. Il n’existe aucune raison sérieuse de penser qu’elle ne pourrait pas fonctionner à nouveau.
La stabilité exige la démilitarisation et la réciprocité. Les forces russes doivent être maintenues à distance des frontières de l’OTAN, et les forces de l’OTAN – y compris les systèmes de missiles – doivent être maintenues à distance des frontières russes. La sécurité est indivisible, non unilatérale. Les régions frontalières doivent être démilitarisées par des accords vérifiables, et non saturées d’armements supplémentaires.
Les sanctions devraient être levées dans le cadre d’un règlement négocié ; elles n’ont apporté ni paix ni stabilité et ont causé de graves dommages à l’économie européenne.
L’Allemagne, en particulier, devrait rejeter la confiscation inconsidérée des avoirs souverains russes – une violation flagrante du droit international qui sape la confiance dans le système financier mondial. La relance de l’industrie allemande par un commerce légal, fondé sur des contrats, avec la Russie n’est pas une capitulation, mais du réalisme économique. L’Europe ne devrait pas détruire sa propre base productive au nom d’une rhétorique morale.
Enfin, l’Europe doit revenir aux fondements institutionnels de sa propre sécurité. L’OSCE – et non l’OTAN – devrait redevenir le forum central de la sécurité européenne, du renforcement de la confiance et du contrôle des armements. L’autonomie stratégique européenne signifie précisément cela : un ordre de sécurité européen façonné par les intérêts européens, et non par une soumission permanente à la logique d’expansion de l’OTAN.
La France pourrait étendre sa dissuasion nucléaire comme bouclier de sécurité européen, mais uniquement dans une posture strictement défensive, sans systèmes avancés susceptibles de menacer la Russie.
L’Europe devrait insister de toute urgence sur un retour au cadre du traité INF et sur des négociations stratégiques globales en matière de contrôle des armements nucléaires, impliquant les États-Unis et la Russie – puis, ultérieurement, la Chine. L’analogie entre le Kosovo et l’Ukraine doit également être reconnue honnêtement : des frontières ont déjà été modifiées en Europe avec le soutien de l’Occident. Les frontières changent. La recherche de la paix doit rester prioritaire.
Et surtout : apprenez l’histoire, Monsieur le Chancelier ! Et faites-le avec honnêteté ! Sans honnêteté, il ne peut y avoir de confiance. Sans confiance, il ne peut y avoir de sécurité. Et sans diplomatie, l’Europe risque de répéter les catastrophes dont elle prétend avoir tiré les leçons.
L’histoire jugera ce dont l’Allemagne se souvient – et ce qu’elle choisit d’oublier. Cette fois, que l’Allemagne choisisse la diplomatie et la paix, et qu’elle respecte sa parole.
Veuillez agréer, Monsieur le Chancelier, l’expression de mes salutations distinguées,
Jeffrey D. Sachs
Professeur d’université
Columbia University
Cette lettre ouverte a d’abord été publiée en allemand le 17 décembre 2025 dans le Berliner Zeitung. Nous la reproduisons ici, traduite par nos soins, avec l’autorisation de l’auteur.